Précarité et pauvreté : retour sur le colloque organisé par le Défenseur des droits 

25 octobre 2023

  • Accès aux droits
  • Précarité

Le 19 octobre 2023, le Défenseur des droits a réuni des responsables de l’administration et d’organismes sociaux, des chercheurs, des associations et des personnes directement confrontées à la pauvreté pour échanger autour de trois thématiques : le logement, la santé et les droits sociaux.

Les témoignages des personnes concernées et des études de recherche soutenues par le Défenseur des droits, sur l’accès au logement social des ménages les plus pauvres et sur les refus de soins vécus par les personnes bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire et de l’aide médicale de l’État, ont notamment permis de dresser les constats des difficultés rencontrées par les personnes en situation de précarité pour accéder à leurs droits. Les échanges ont également permis d’identifier des leviers d’action pour accroître l’effectivité des droits pour les personnes en situation de pauvreté. 

La Défenseure des droits a tenu à rappeler à cette occasion que notre Constitution prévoit des droits permettant de vivre dignement. Elle a souligné le risque d’une bascule des droits vers la charité et a rappelé le devoir de solidarité de l’État.

Revivez cette journée riche en échanges en vidéo.

Colloque « Précarité et pauvreté : l’enjeu de l’accès aux droits » - 19 octobre 2023

- Claire Hédon : Bonjour à toutes et à tous. Je vous propose qu’on démarre. Ceux qui sont en train de rentrer, je vous laisse vous installer. On essaye de ne pas démarrer trop en retard parce que, après, on va courir après le temps, puisqu’on a beaucoup de choses à se dire. Je pense que maintenant à peu près tout le monde est installé. Bonjour à toutes et à tous. Je suis heureuse de nous réunir aujourd’hui autour d’un sujet qui est vraiment au cœur de la mission du Défenseur des Droits, pour une raison d’ailleurs aussi simple qu’essentielle mais qui est souvent niée : la précarité est une question de droits, mais je pense que je suis en face d’un public qui est absolument convaincu de cette question. C’est une question de droit parce que les trajectoires des personnes en situation de pauvreté sont souvent marquées par des ruptures de droits et aussi parce que l’effectivité de l’accès aux droits est une réponse fondamentale pour rendre possible la sortie de la précarité et de la pauvreté. Les missions du Défenseur des Droits sont diverses mais se complètent et ont un point commun : la défense des droits et libertés. Les droits et libertés sont à la fois la boussole qui nous guident dans notre activité au quotidien, et leur préservation, dans un contexte où ils sont trop souvent menacés, est vraiment notre raison d’être. C’est la mission que nous a confiée la Constitution. Or, les personnes en situation de précarité sont, de fait, confrontées à de nombreux obstacles pour l’accès aux droits. La pauvreté, tout le monde est d’accord ici, est une violation des droits humains, le révélateur aussi de l’interdépendance des droits. La pauvreté est généralement définie sous un angle économique, mais nous savons que ce n’est pas seulement une question monétaire, elle touche toutes les dimensions de la vie d’une personne, qui est confrontée à des difficultés d’accès aux droits : droit au logement, à l’accès aux soins, à l’éducation, à la culture, au travail, des droits, je le redis, qui sont indivisibles et interdépendants. Défendre les droits et les libertés, c’est justement faire en sorte que les droits n’oublient personne. Et ce que nous observons dans une Institution comme la nôtre, c’est qu’il y a des personnes qui sont plus en difficulté pour faire valoir leurs droits, dont les personnes en situation de précarité. Et notre raison d’être, justement, dans l’institution, c’est d’aller vers ces personnes qui sont le plus éloignées du droit, de permettre à ce qu’elles puissent avoir des droits qui soient respectés. Et ces personnes qui sont vulnérables, qui sont précaires, sont de fait davantage exposées aux attentes aux droits et, clairement, ce qu’on observe, en fait, c’est que c’est la vulnérabilité des personnes qui crée les possibilités d’atteinte aux droits, on le voit sur les personnes précaires mais on peut le voir aussi bien sur les enfants que sur les personnes âgées accueillies par exemple en EHPAD. La question est d’autant plus importante dans le contexte que nous vivons, qui constitue peut-être une bascule historique. Après un siècle durant lequel les prélèvements, la redistribution, les services publics ont permis une baisse de la pauvreté, cette tendance forte se renverse depuis quelques années.
Si je regarde simplement l’actualité de ces derniers mois, de ces derniers jours, ce constat se renforce. Une loi, la loi sur lesdites occupations illicites, qui transforme en délit assorti d’une amende le maintien dans une habitation avec des loyers impayés. Le projet de loi sur l’immigration qui vise notamment à réduire l’accès à la santé des personnes en situation irrégulière et précaire, la loi sur le plein emploi encore plus récemment avec la stigmatisation in acceptable des bénéficiaires du RSA, accompagnée d’une atteinte majeure à un droit à un revenu d’existence. On y reviendra dans la journée. Je pense aussi à l’actualité de ces tout derniers jours : l’interdiction de distribution alimentaire dans le nord de Paris, adulé par le Tribunal administratif un 17 octobre, d’ailleurs, on peut le noter, ou la limitation de l’accompagnement de mineurs non accompagnés dans certains territoires. Ces attaques contre les droits des personnes en situation de précarité s’inscrivent dans un discours plus large, d’ailleurs, sur la remise en cause des droits et particulièrement des droits des personnes les plus précaires. Un bouleversement dans les mots mais pas seulement, c’est un bouleversement de la relation entre droits et devoirs. Cette journée est donc nécessaire pour rappeler l’importance des droits en général et des droits sociaux pour lutter contre la pauvreté, et c’est notre mission, défendre les droits des personnes qui en sont privées. Pour cela, nous avons réuni aujourd’hui des personnes qui ont l’expérience de la précarité et des personnes qui, à différentes places, luttent contre la pauvreté. Car la lutte contre la pauvreté, elle ne peut se faire qu’en associant, en écoutant les personnes concernées, en organisant un dialogue entre acteurs associatifs, chercheurs, responsables de l’administration et d’organismes sociaux. Et je vous remercie d’ailleurs tous d’être là aujourd’hui.
Et donc, nous avons choisi d’organiser cette journée autour de trois grands axes qui témoignent de l’interdépendance des droits. Le logement, d’abord. Parce que nous savons que les personnes les plus pauvres n’ont pas accès, ou en tout cas difficilement, au logement social, et parce que le logement est une condition essentielle finalement de l’accès à tous les autres droits. Le non-respect de ce droit met en cause la vie familiale, le respect de son intimité, il porte atteinte à la santé physique et psychique, il entrave l’épanouissement, la réussite scolaire des enfants et bloque l’accès à l’emploi des parents. Au-delà de l’accès aux droits, le logement affecte le rapport à soi, aux autres, au temps et à l’espace. Le droit à la santé, qui conditionne les autres droits également, avec ce paradoxe que les personnes en situation de précarité rencontrent davantage d’obstacles pour l’accès aux soins. Enfin, les prestations de solidarité et les minima sociaux. Pour remettre les droits au cœur des politiques sociales, au moment où le RSA est en passe d’être plus strictement conditionné à des devoirs. La journée est donc ambitieuse. Je donne la parole à Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à Paris 8, spécialiste des questions liées à la pauvreté et depuis peu président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). Vous allez nous donner des repères historiques, sociologiques et économiques pour démarrer notre discussion. Et je conclurai nos travaux en fin de journée en mettant en avant ce que nous retenons, la feuille de route et ce qu’on va faire dans les mois et années à venir. On va faire des constats aujourd’hui qui sont difficiles, mais je pense qu’il faut qu’on partage aussi un optimisme du fait qu’on partage certains constats, une volonté d’agir et que nous sommes peut-être plus nombreux à vouloir plus d’accès aux droits et de solidarité que ceux qui le contestent. Nicolas Duvoux, je vous laisse la parole.

- Nicolas Duvoux : Bonjour à tous. Chère Claire Hédon, Madame la Défenseure des droits, c’est un immense plaisir et un très grand honneur de venir ouvrir cette très nécessaire et belle journée que le Défenseur des Droits consacre à la question de la pauvreté et de la précarité, la seule mise à l’agenda de ces questions est un message fondamental, majeur et dans lequel, évidemment, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, un comité consultatif et représentatif, placé auprès de la Première Ministre, est extrêmement sensible. Je voudrais commencer par souligner un certain nombre de traits qui nous rapprochent, des complémentarités d’action et d’analyse entre le Défenseur des Droits et le CNLE, et d’abord saluer un certain nombre des prises de position que vous avez eues, Madame la Défenseure des droits, dans la période récente. Complémentarité d’action et d’analyse d’abord pour souligner l’importance de l’écoute des personnes concernées dans la réflexion institutionnelle et politique sur la pauvreté. Les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion ne peuvent être conçues et construites, mises en œuvre, sans une écoute des personnes qui sont directement impactées par les déficiences ou alors les qualités, la construction des droits. Donc, ce point-là nous rassemble. Et le CNLE a été réformé par le choc de participation et est composé aujourd’hui pour moitié de personnes concernées. Certaines interviendront aujourd’hui, et on peut se réjouir de cette action et de cette vision qui aiguille les politiques publiques.
Le deuxième point, c’est l’insistance que vous avez évoquée sur la multidimensionnalité de la pauvreté. La pauvreté est bien sûr un phénomène économique et un manque de ressources, mais c’est bien au-delà, des stigmatisations, des représentations négatives, des privations matérielles, sociales, dans le domaine de la santé, de l’éducation, et cette multidimensionnalité, nous y sommes évidemment très attachés. Je dirai enfin que nous partageons un attachement commun à l’articulation étroite entre la recherche, l’analyse, l’observation des situations individuelles et collectives et la proposition et la recommandation d’actions publiques et l’émission de messages de vigilance sur un certain nombre de décisions qui peuvent nuire ou qui peuvent affecter l’effectivité des droits des personnes les plus vulnérables. Donc, vous avez cette sensibilité qui montre que la vulnérabilité sociale peut être un facteur de discrimination, à l’instar d’autres facteurs très souvent mentionnés dans les saisines comme les situations de handicap, par exemple, et ce point-là, évidemment, est au cœur des diagnostics que nous pouvons faire collectivement sur la pauvreté.
Alors, je vais proposer brièvement un certain nombre de repères sur la pauvreté sans la détacher de la question des inégalités plus larges qui produisent la pauvreté. La pauvreté ne doit pas être isolée de l’ensemble social. C’est une erreur et un vice de raisonnement qui nous condamnent dès l’origine à mener des politiques particulières, ciblées. J’y reviendrai. Quelques repères sur la pauvreté, donc. J’évoquerai ensuite très brièvement la trajectoire institutionnelle et ce grand renversement que vous avez évoqué. Et puis j’essaierai de conclure sur la même tonalité optimiste que vous avez évoquée et sans forcer la mesure, parce qu’il y a des signaux, il y a des orientations de politiques publiques encourageantes et qui vont sans aucune ambiguïté dans la bonne direction. On m’a confié un… Voilà… la lourde responsabilité… Voilà. Quelques repères sur la pauvreté, je vais m’arrêter sur la pauvreté monétaire relative qui est vraiment l’indicateur central, le point de référence que la statistique publique a construit, et je pense qu’il faut s’attacher à ces repères de la statistique publique pour évoquer dans d’autres termes ce que vous avez dit, Madame la Défenseure des droits, c’est-à-dire l’incapacité ou la difficulté que la société française connaît depuis le début des années 90, donc, c’est le taux de pauvreté monétaire relative à 60%, depuis presque une trentaine d’années, nous n’arrivons plus à faire reculer la pauvreté augmente. Nous sommes confrontés à un plateau plutôt qu’à une explosion, un plateau haut et un plateau qui, si on le rapporte à la population, fait ressortir la difficulté collective que nous avons à franchir de nouveaux paliers dans la lutte contre la pauvreté. C’est d’autant plus impressionnant que, si vous vous tournez vers la gauche du graphique, la période des années 70 à aujourd’hui, il y a eu une diminution de la pauvreté. Pourquoi ? Parce que les systèmes de retraite publique sont montés en puissance, et les systèmes de retraite bâtis après la Seconde Guerre mondiale ont été en capacité d’alléger le fardeau de la pauvreté sur cette catégorie qui était historiquement la plus marquée par l’indigence, les personnes trop vieilles pour subvenir à leurs besoins par leur travail. Donc, ce graphique présente à la fois la capacité de réussite collective, la pauvreté n’est jamais une fatalité, et les difficultés contemporaines, à franchir de nouveaux paliers dans la correction de la pauvreté. La pauvreté monétaire, c’est un indicateur parmi d’autres, je dirais. Parce que la pauvreté monétaire relative, c’est plutôt un indicateur d’inégalités, en réalité. C’est le nombre d’individus qui vivent dans des ménages dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian, c’est-à-dire que ce sont les ménages qui sont en dessous d’un certain seuil qu’on considère comme constituant un décrochage trop important par rapport à la moyenne de la population, qu’on rattache plutôt à la médiane en statistique. On raisonne sur des ménages ordinaires, et ce type de réflexion fait évidemment sortir des radars, de la perception, presque par construction, les ménages les plus en difficulté, les personnes qui sont à la rue, les étudiants qui sont en dehors d’un ménage ordinaire ou d’un logement ordinaire, toutes les personnes qui sont dans des situations interstitielles, les plus concernées par les difficultés d’accès aux droits, qui ne sont pas concernées par la mesure officielle de la pauvreté, ce qui nous oblige à cette approche multidimensionnelle de cette réalité. On pourrait dire que, par en bas, le calcul monétaire de la pauvreté par le calcul monétaire relatif cache, occulte un certain nombre de situations, mais on pourrait dire aussi que, par en haut, il y a, dans des franges qui ne sont pas pauvres, un sentiment de fragilité, un sentiment de déclassement qui est lié très souvent à la question du délaissement ou du sentiment de délaissement par les services publics dans des zones qui peuvent être des zones rurales, des zones isolées, mais aussi des zones urbaines denses qui peuvent manquer de services publics de santé, d’éducation et de transports.
Donc, véritablement, nous avons l’obligation d’élargir la focale, de partir de la grande exclusion qui n’est pas comptée, pas mesurée, peut-être est-ce un déni de droit en tant que tel, qu’à un halo de la pauvreté qui remonte jusqu’à des catégories intégrées dans l’emploi. Les Français sont particulièrement pessimistes par rapport à l’évolution de la situation sociale et il y a des éléments qui accréditent ce pessimisme, qui accréditent cette vision d’une détérioration, notamment dans le contexte de l’inflation du niveau de vie, non seulement des personnes qui sont en situation de pauvreté, les allocataires du RSA, ça a été montré encore très récemment, mais aussi plus largement des salariés, toute une partie de la population qui se voit privée de la capacité de vivre dignement. Donc, simplement, après avoir évoqué ces constats, rappeler que la pauvreté, malgré son caractère diffus, les enjeux et la complexité de sa mesure, nous avons la connaissance, et ici, le taux de pauvreté monétaire relatif est fondamental, nous avons la connaissance que certains groupes sont particulièrement touchés : les jeunes, bien sûr, les enfants, et là, c’est un objet de préoccupation fondamentale, les moins qualifiés, les habitants des villes-centres, mais aussi, et ça ressort sur ce tableau qui montre l’exposition à la pauvreté par composition familiale, les familles monoparentales, 30% d’entre elles sont en situation de pauvreté monétaire, et les familles nombreuses également. Donc, bien identifier que certains groupes, certaines catégories sont plus à risque que d’autres d’être affectées par la pauvreté. Ce qui les caractérise, c’est souvent le cumul des différentes formes de pauvreté : pauvreté monétaire, privation matérielle et sociale, sentiment de pauvreté, et ce cumul renvoie à l’interdépendance des droits. Ne pas avoir de formation qualifiante peut conduire à occuper de manière pérenne un emploi précaire, de faibles revenus d’activité peuvent conduire à des difficultés d’accès ou de maintien dans le logement, et le stress, l’angoisse occasionnés par ces difficultés de vie qui s’accumulent, et souvent tout au long de l’histoire individuelle et souvent de l’histoire familiale, peuvent conduire à une détérioration de l’état de santé, et nous le savons, une partie importante des allocataires du RSA, par exemple, souffrent d’incapacité durable qui, évidemment, constitue un obstacle à leur participation pleine et entière à la vie sociale et collective.
Rajoutons que la France est marquée, comme d’autres pays, mais c’est souvent souligné dans le débat public, parfois trop, peut-être, mais c’est une réalité importante, par une forte persistance et reproduction intergénérationnelle de la pauvreté. Alors, je ne vais pas vous accabler avec le commentaire de ce graphique d’une étude remarquable, publiée par l’INSEE l’an dernier, mais on a aujourd’hui la capacité de mesurer la reproduction intergénérationnelle des revenus, et ce que cette étude a montré, c’est qu’il y avait un effet de plancher adhérent. Quand vous naissez dans un ménage qui est en bas de l’échelle sociale, vous avez une probabilité beaucoup plus grande que vos enfants appartiennent à ces catégories modestes. Donc, cet effet de plancher adhérent, aujourd’hui démontré par la statistique publique, et encore une fois, il faut reconnaître les très grands progrès faits dans la mesure et la compréhension des phénomènes, doivent nous alerter sur la fatalité que peut constituer, pour des enfants de pauvres, le fait de rester eux-mêmes dans des ménages pauvres, dans des quartiers notamment où la pauvreté est concentrée. Il y a là un effet collectif, un effet d’enracinement que notre société a le devoir de combattre si elle veut que la réalité sociale soit conforme aux idéaux qu’elle proclame.
Alors, ces idéaux qu’elle proclame, la société l’a fait de manière régulière au long de son histoire, et je vais maintenant aborder ces enjeux d’action publique en évoquant d’abord qu’il y a, dans notre tradition républicaine, de la société française moderne, un très grand attachement à la lutte contre la pauvreté, elle a été proclamée dès la période révolutionnaire dans le cadre du Comité de mendicité présidé par le Duc de la Rochefoucault-Liancourt, la lutte contre la pauvreté a été désignée comme un devoir sacré de la Nation qui se réappropriait des prérogatives fondamentales pour un ordre social juste et qui soit à la hauteur du principe d’égalité, de liberté, qui venait d’être proclamé. Il a fallu une longue histoire sociale, celle du XIXe siècle, et de nombreux conflits sociaux tout au long de la période d’industrialisation pour faire émerger, au moment où la société française a trouvé une sorte de stabilité dans le régime de la IIIe République, un certain nombre de lois républicaines qui ont marqué pour la première fois l’ancrage dans des droits de protection sociale pour les indigents, pour les enfants, pour les invalides, donc, c’est vraiment au moment de la troisième République que des droits ont été promulgués, consacrés, et que cette promesse faite au moment de la Révolution s’est traduite dans un socle de droits, un socle minimal, certainement pas à la hauteur des difficultés qui avaient été marquées par l’industrialisation naissante, le paupérisme pour le dire d’un terme extrêmement vivant, qui était celui de l’époque, en quelque sorte l’analogie ou l’équivalent de l’exclusion sociale dans la France contemporaine, le paupérisme du XIXe siècle, donc, ces lois républicaines ont posé les jalons d’une dette de la collectivité envers les individus. Et c’est ce point fondamental qui a été martelé à l’époque à très juste titre : la collectivité a des devoirs envers les individus, a le devoir de protection, d’assurer la protection intergénérationnelle des individus qui la composent. Et, évidemment, c’est après la Seconde Guerre mondiale, au moment où ont été promulguées les ordonnances de création de la Sécurité sociale en octobre 45 puis la Constitution de 46 que la société s’est véritablement organisée autour d’une protection sociale générale, dont nous avons vu l’effet en termes de diminution de la pauvreté, y compris jusqu’à la période très récente. Et, donc, les grandes assurances sociales ont permis de développer un socle de droits pour l’ensemble de la population. Ça a pris du temps, ça a été laborieux, mais néanmoins, l’accès à la santé, l’accès à l’assurance vieillesse, à l’assurance chômage, le logement social, ont été des pans fondamentaux d’une amélioration radicale des conditions de vie de la population.
Et cette organisation, cette construction, elle a été percutée, pour le dire très simplement, de plein fouet dans les années 70 par la crise économique, par le chômage de masse, qui, dans une société où la protection sociale est assise sur le travail, a occasionné une double peine, parce que, quand vous perdez votre emploi, vous perdez le droit à la protection sociale qui est assis sur cet emploi. Donc, la grande découverte et le traumatisme de la société française dans les années 70 et 80 a été de découvrir des individus sans droit, sans travail, ils devenaient sans droit. C’était un travail industriel, masculin, qui laissait dans l’ombre la situation des femmes qui étaient des détentrices de droits déléguées ou par l’intermédiaire de leur mari. La mutation de la société des années 70 et 80 a donné lieu à un sursaut au moment de la loi de 1988 portant création du RMI, un sursaut dont nous mesurons aujourd’hui à la fois le prix au moment des réformes que vous évoquiez, mais à la fois l’ambivalence, parce que le RMI a été, au fond, une loi qui a instauré une nouvelle forme d’institution de protection sociale non contributive, c’est-à-dire payée par l’impôt, d’où la résurgence de la thématique de la dette sociale et du devoir sacré de la Nation de lutter contre la pauvreté, et donc, l’affirmation d’un droit déconnecté des cotisations, mais en même temps, eh bien, évidemment, une protection résiduelle, conditionnée, et nous voyons aujourd’hui les enjeux de cette conditionnalité, et qui, au fur et à mesure de son installation dans le paysage de la société française, a constitué à la fois un socle de droits fondamentaux dont toute remise en cause doit nous interpeller collectivement, mais également l’objet de critiques sur les effets de seuil, sur la stigmatisation évidemment des allocataires, accusés de profiter de ces revenus de substitution, et cette stigmatisation a occasionné une forme de responsabilisation individuelle des publics, un grand renversement de la dette sociale, et aussi un décrochage des montants de ces prestations par rapport au SMIC ou au niveau de vie médian. Donc, c’est cette responsabilisation individuelle qui se matérialise dans des injonctions, des devoirs placés en face des droits, des devoirs qui conduisent à une restriction des droits, de l’éligibilité et de l’accès à ces prestations qui sont déjà marquées par un non-recours extrêmement substantiel et par des difficultés d’accès, des obstacles qui ont été particulièrement bien documentés par des recherches récentes. Pour terminer sur une note plus optimiste et qui, encore une fois, n’est pas forcée, nous observons ces signaux d’alarme qui requalifient des droits en devoirs, qui insistent sur la responsabilité individuelle en lieu et place de la responsabilité collective, mais nous avons aussi, dans le paysage de l’évolution des droits sociaux, des motifs d’espoir et des motifs qui nous permettent d’envisager une amélioration de la situation des personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion, et une amélioration de l’effectivité de leurs droits.
D’abord, il y a des expérimentations qui ont été lancées sur la lutte contre le non-recours. L’expérimentation Territoire zéro non-recours, élargie à 39 territoires, a pour objectif de lutter contre ce véritable déni de droit qu’est le non-recours à des prestations sociales, notamment le RSA, c’est ainsi 30% de la population éligible qui n’y recourt pas, par l’information, par la lutte contre la stigmatisation et l’aller vers, des démarches qui ne peuvent se contenter d’une information mais qui doivent raccrocher les citoyens à la jouissance de leurs droits. Un autre élément, et là, c’est autant une promesse que, finalement, un engagement pour l’avenir, c’est le redéploiement des services publics dans les territoires, la mise en œuvre des maisons France Services, l’accueil social inconditionnel de proximité… Ce sont des expériences, des initiatives, des maisons, on pourrait dire, qui permettent de lutter contre ce sentiment encore une fois très objectif de délaissement par les services publics. Et, évidemment, ce sont des mesures à renforcer et à généraliser sur l’ensemble du territoire.
Deux derniers points qui renvoient cette fois plutôt à des orientations générales ou à des philosophies d’action publique, dont on a vu posés les jalons, l’une dans la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, qui a été engagée il y a quelques années, et l’autre plutôt dans le lien à la santé, mais je crois que les droits à la santé, les droits sociaux sont indissociables. La première orientation, c’est, je crois, la prise de conscience de plus en plus manifeste, en lien avec les constats objectivés de la reproduction intergénérationnelle de la pauvreté, de lutter et de lutter très tôt contre la pauvreté, dès l’éducation, dès la prime enfance, dès la petite enfance, et toute la stratégie qu’on peut appeler d’investissement social, de pré-distribution essaie de formaliser un redéploiement de l’action de la protection sociale dès les premiers moments du parcours de vie, pour faire en sorte que les mécanismes de la reproduction ne se mettent pas en place et n’enferment pas les enfants dans une trajectoire de pauvreté. Donc, il y a ici des mesures très concrètes qui ont été prises, mais, plus généralement, c’est l’orientation vers l’investissement qui doit, je pense, nous intéresser, dans la mesure où elle ne se construit pas contre les anciens droits sociaux, contre les protections sociales classiques de l’Etat social, qui, encore une fois, sont les seules à même de produire des effets structurels et substantiels sur la pauvreté actuelle.
Je dirais enfin que, peut-être, la question, et nous avons beaucoup entendu parler d’épidémiologie du fait de la crise sanitaire et nous avons été alertés sur les effets de la crise sanitaire et des restrictions de circulation sur les plus modestes, le CNLE en avait parlé et vous aussi à l’époque, et dans le domaine de la santé, des praticiens de l’action publique notamment ont souligné l’approche par universalisme proportionné, c’est-à-dire des droits généraux, universels, mais conçus pour produire plus d’effets sur les catégories qui en ont le plus besoin, et ainsi, de concilier les deux objectifs fondamentaux de la lutte contre la pauvreté et l’accès aux droits, c’est-à-dire une intégration de tous les membres de la collectivité dans un même socle de droit sans hiérarchie, sans stigmatisation, sans restriction, sans double standard, et en même temps, la nécessité de faire preuve d’équité, de corriger les inégalités actuelles et de porter plus d’attention à celles et ceux qui en ont le plus besoin. Je vous remercie.

- Alexandra Tilman : Bonjour. Vous m’entendez bien ? Oui ? Comme ça ?
Bonjour à tous, bonjour à toutes. Je suis Alexandra Tilman, et voici Céline Loriente Jung, on est là pour vous présenter les portraits filmés qu’on a réalisés pour ce colloque. On est le Centre de recherche-création sur les mondes sociaux (CIREC), c’est une association de chercheurs et d’artistes qui s’emparent des outils des sciences sociales et des pratiques artistiques, notamment de l’audiovisuel, pour raconter, penser, analyser et dévoiler les rapports sociaux contemporains. Et notamment les rapports de domination, de pouvoir, d’exploitation qui produisent des phénomènes d’invisibilisation et de marginalisation. Donc, c’est quelque chose qui nous préoccupe beaucoup. Et comme le dit Ralf Marsault, on s’inscrit dans des formes de résistance à l’effacement par ces productions qui mêlent la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, l’audiovisuel, l’art, le théâtre, souvent dans des pratiques inclusives, très souvent participatives, en lien avec des recherches-actions. Ce petit travail qu’on a mené auprès de la Défenseure des droits s’inscrit fortement dans ce sens, et on remercie chaleureusement la Défenseure des droits de nous avoir permis de collaborer sur ce travail, notamment Julie et Marion, mais je pense que Céline va y revenir. Je te laisse présenter les trois productions.

- Céline Loriente Jung : Oui, peut-être redire effectivement qu’on a mené une réflexion commune avec les services du Défenseur des Droits autour de la production de documents audiovisuels dans le cadre de ce colloque sur l’accès aux droits des personnes en situation de précarité, avec l’idée qui était de pouvoir ancrer chaque table ronde de la journée dans une incarnation des réalités sociales dans des vécus singuliers. Et effectivement, on a mené cette collaboration essentiellement avec Marion Guérin et Julie Gauldoit* qu’on remercie chaleureusement. Trois documents audiovisuels ressortent de ce partenariat qui vont vous être proposés aujourd’hui, dans lesquels l’entrée par le récit d’une réalité vécue ouvre une vision subjective des réalités dont on va parler aujourd’hui, mais ces récits adoptent aussi une approche factuelle à laquelle nous n’avons ajouté aucun commentaire additionnel, comme vous pourrez le voir. Dans ces documents, le vécu personnel est mis en perspective dans des contextes, qui peuvent être institutionnels, géographiques, qui sont en lien avec des politiques publiques dont relève chacune des thématiques qui structurent le colloque d’autant. Ces témoignages ont une portée sociologique, ils révèlent des tensions, des jeux de pouvoir, des contradictions et des stratégies du côté des acteurs. On a cherché à donner à voir une certaine diversité de situations dans ces trois documents audiovisuels, qui concernent des femmes et des hommes avec des parcours de vie qui peuvent être très différents et des personnes qui vivent dans des territoires aussi contrastés. Les trois documents audiovisuels sont d’un format court, moins de cinq minutes, et vont vous être présentés en début de chaque table ronde ce matin et cet après-midi, ils ont des propositions formelles différentes. Le premier porte sur le droit au logement et donne la parole à une médiatrice sociale du XXe arrondissement de Paris qui relate les difficultés rencontrées par les habitants du quartier Python-Duvernois, qui est un quartier qui fait l’objet d’une rénovation urbaine. Nous verrons que ce qui préoccupe, dans ce document, les habitants, c’est de pouvoir accéder à un relogement correspondant à leurs attentes mais surtout à leurs besoins, mais qui rentre aussi en confrontation avec de nombreux obstacles qui peuvent être autant administratifs que financiers. Ces habitants ont aussi le souci de l’évolution de leur quartier où va se poser des enjeux de mixité sociale. Cette médiatrice exprime assez bien, finalement, ce qui peut se jouer dans un quartier constitué essentiellement de logements sociaux, lorsque ce quartier est ciblé par un programme de rénovation urbaine, et montre aussi ce que les habitants ont à perdre et à gagner dans ce type de projet, et aussi toutes les incertitudes qu’ils doivent traverser au cours du projet.
Deuxième document, il sera présenté en début d’après-midi, après le déjeuner, il portera sur le droit à la santé. Et ce document met en dialogue un usager et une professionnelle de santé qui vont revenir ensemble sur un parcours hors norme, un parcours de soins dans un service de soins de suite et de réadaptation, SSR, et c’est un récit qui donne chair à la question des inégalités sociales de santé et qui donne aussi à voir la pénurie de structures adaptées à certains besoins dans des départements ruraux.
Mais qui montre aussi comment les personnes et en particulier les soignants arrivent à trouver des stratégies de contournement. Ça bipe… contournement des dispositifs de soins, afin de rester fidèles à leur propre éthique médicale et de pouvoir proposer des prises en charge qui répondent aux besoins des patients rencontrés et qui permettent une amélioration… il faut s’approcher… merci ! Une amélioration durable de la santé dans le temps. Et puis, enfin, le dernier document de la journée pour la dernière table ronde sur les droits sociaux sera un document sonore, cette fois, qui porte sur les relations d’une allocataire avec une Caisse d’allocations familiales concernant son maintien dans le RSA. C’est un témoignage particulièrement intéressant parce qu’il est loin d’être singulier, puisque plusieurs enquêtes journalistiques ont montré que ce cas n’est pas isolé. Et en tout cas, il est particulièrement éclairant sur une certaine absurdité bureaucratique, la difficulté à dialoguer avec les administrations et, par là, la difficulté encore plus grande pour faire entendre sa voix et pour faire valoir ses droits, et cela y compris après une décision de justice. Alors, on est là toute la journée si vous avez envie de discuter avec nous. Nous vous remercions pour votre attention, on vous souhaite un bon colloque, et tout de suite va être lancé le premier document sur le logement. Merci.

(Vidéo)

- Pierre Auriel : Bonjour à toutes et à tous. La vidéo qu’on vient de voir explicite la raison pour laquelle on commence la journée avec le logement qui a un rapport direct avec une série de droits fondamentaux, la scolarisation, par exemple, il est très difficile de scolariser si vous vivez dans un lieu de vie informel, les questions de santé et de protection de votre vie privée et familiale sont des enjeux liés à votre rapport au logement. Le fait d’avoir un logement est plus largement un enjeu lié à la protection de votre identité et intégration physique et psychique. Donc, on voulait commencer par cette question, et puisqu’elle est liée à un problème dont les médias parlent tous les jours, la crise du logement, qui est ancienne et complexe à décrire, mais on pourrait la décrire en quatre symptômes : d’abord, un parc privé devenu inaccessible pour une bonne partie des personnes moyennes, un parc social qui est saturé, inadapté en termes de quantité, vous avez un hébergement qui est lui aussi saturé et un sans-abrisme qui persiste dans le territoire et avec des effets de cumulation, puisque le parc privé est inaccessible, les gens se reportent vers le logement social, qui est encore plus saturé, donc, l’hébergement devient lui-même saturé et le sans-abrisme persiste.
Et toute cette complexité provoque des atteintes aux droits et libertés fondamentaux, et notamment un droit dont on estime qu’il a une importance centrale qui est le droit d’avoir des moyens convenables d’existence. Il nous semble que, pour toutes les personnes qui ne peuvent pas accéder par le biais du marché immobilier habituel à un logement, l’Etat a une obligation, un devoir, pour reprendre la formule de 46, du préambule de 46, un devoir qui pèse sur l’ensemble de la Nation de garantir l’accès à un logement décent.
Et ce sujet est donc évidemment abordé par le Défenseur des Droits dans de multiples prises de position, on en a abordé une partie ce matin. Si on se limite simplement à depuis janvier 2023, le Défenseur des Droits s’est prononcé sur évidemment la loi de lutte contre l’occupation illicite, on s’est également prononcé sur les évacuations de bidonvilles à Mayotte où la question du relogement était centrale, on s’est prononcé sur la question du droit à l’hébergement opposable. On est très heureux de discuter avec nos intervenants de ces questions, nos intervenants sont cinq, nous avons Nora Ait Hammou, délégué du CNPA et du CNLE. Le CNLE, on vient de l’aborder, mais le CNPA est une institution moins connue, c’est le Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées et qui est une institution créée en 2010 qui réunit pour un tiers des travailleurs sociaux, pour deux tiers des personnes en situation de précarité. Ces personnes sont élues pour un an et elles sont déléguées et elles sont là pour porter la parole des personnes en situation de précarité dans la construction des politiques publiques. A côté de vous, nous avons Hamida Lou-Jayne, également membre du CNPA et du CNLE, et ensuite, au bout de la table, Pierre Madec, qui est économiste, vous travaillez à l’observatoire français des conjonctures économiques, et vous venez de sortir une étude avec vos collègues sur les inégalités d’accès au logement social « Déménager plus pauvre », financée par le Défenseur des Droits. Sylvain Mathieu, vous êtes délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement, qui est pour synthétiser la délégation qui coordonne les politiques publiques en matière d’hébergement et d’accès au logement des personnes sans-abri ou hébergées, il ne couvre donc pas tout le champ de la politique du logement. Enfin, Manuel Domergue, vous êtes directeur des études à la Fondation Abbé Pierre, qui joue un rôle majeur dans l’observation du mal-logement et le financement d’actions en termes de lutte contre le mal-logement, et notamment, vous avez rédigé récemment, comme tous les ans, votre rapport annuel sur le mal-logement. Je souhaiterais commencer par vous, Nora.
Vous êtes là pour nous expliquer un peu votre situation et la manière dont vous concevez les questions de droit et d’accès au logement de votre point de vue.

- Nora Ait Hammou : Bonjour. Je m’appelle Nora Ait Hammou. Aujourd’hui, j’ai eu une difficulté de rechercher un logement en tant que femme accompagnée et de femme violences conjugales. Voilà. J’ai fait ma demande de logement auprès de bailleurs sociaux. Malheureusement, le bailleur social m’a demandé beaucoup de papiers. Il m’a demandé mes papiers de divorce, il m’a demandé aussi mes papiers au niveau des plaintes que j’ai faites. Je leur ai dit : je ne peux pas vous fournir ces papiers, mon divorce n’a pas été prononcé. Donc, ils m’ont fait du retard pour me donner un logement. Et, donc, j’ai attendu, j’ai attendu… Ensuite, dans le dossier, malheureusement, on a mis que j’étais propriétaire d’une maison, et avec ça aussi, on m’a bloquée. Parce que j’étais propriétaire d’une maison. Je leur ai dit : je suis partie parce que je suis en violences conjugales. Ils m’ont bloqué le dossier. J’ai donc attendu longtemps pour qu’ils puissent me donner un logement. Et suite à ça, j’ai eu la personne du bailleur social au téléphone, elle ne savait même pas où était mon dossier, elle ne savait même pas que j’avais fait une demande de logement, et je suis tombée sur la coordinatrice qui s’est occupée après de mon dossier. Elle m'a dit : « Oui, Madame, là, vous êtes en deuxième position pour les logements sociaux ». J’ai dit : « Bon, d’accord ». Il y avait une personne avant moi. J’ai dit : « qu’est-ce que je fais ? » J’ai attendu. Par chance, les premières personnes n’ont pas accepté le logement. Donc, suite à ça, j’ai attendu la réponse. Si je n’avais pas appelé de moi-même le bailleur social, aujourd’hui, j’aurais attendu très longtemps. Parce que, en plus de ça, comme, moi, j’étais accompagnée dans un foyer, ils ont dit : allez dans un foyer, donc, on ne va pas lui donner de logement social tout de suite. Il y a ça aussi qui a aussi fait l’obstacle aussi. Donc, j’ai eu la personne du logement social, je lui ai dit : « Madame, est-ce que je suis prioritaire pour le logement ? Est-ce que c’est bon ? » Elle m’a dit : « Oui, vous avez votre logement ». Mais malheureusement, d’accord, je suis dans un logement, aujourd’hui, je suis contente d’être dans un logement, mais, là, je m’aperçois aujourd’hui… j’ai eu une mauvaise nouvelle, je n’ai plus d’APL. Voilà. J’avais trois fois 58 euros, et là, aujourd’hui, je m’aperçois que je n’ai plus rien. Je ne sais pas comment ils ont fait leur calcul, pourtant, je ne touche pas énorme au niveau du salaire. En plus, j’ai beaucoup de choses que je paye de mon côté. Et pareil, aussi, la solidarité santé, je n’y ai pas droit. J’ai pris une mutuelle à côté que je paye 63 euros de moi-même. Voilà comment ça se passe. Il y a trop de choses qu’on paye. Et, à la fin, on se dit… c’est comme là, l’hiver va approcher, je ne sais même pas si je vais allumer le chauffage parce que je ne sais pas comment faire, et en plus, j’ai un enfant à côté pour m’occuper de lui, si je ne suis pas à côté de lui, personne ne le fera, et je suis obligée de lui donner de l’argent pour subvenir à ses besoins, malgré le fait qu’il travail.

- Pierre Auriel : Merci. La question des APL est une question centrale dont on est fréquemment saisis et qui a un rapport direct avec la question du logement. Hamida Lou-Jayne, vous voulez ajouter quelque chose ?

- Hamida Lou-Jayne : Bonjour à toutes et à tous ? Je vous prie de m’excuser, il devait y avoir une autre personne qui malheureusement est malade, c’est pour ça que je suis là. Le CNPA, c’est le Conseil national des personnes accueillies accompagnées ou qui l’ont été, ce n’est pas que pour les professionnels, c’est pour toutes les parties prenantes, donc, si Mme la Défenseure des droits veut venir assister à une plénière un jour, elle est la bienvenue. C’est ouvert à toutes les parties. Je sais que vous avez un emploi du temps chargé mais c’est ouvert à toute personne intéressée par la précarité.
Je ne vais pas vous faire la valise en carton version troisième millénaire, mais j’ai commencé la démarche en 2007, j’ai eu mon logement en 2021. J’ai vécu une situation bancale mais je n’ai pas voulu prendre la fuite. On m’a obligée à revenir en arrière, je l’ai payé cher, mais j’ai pris une décision et j’irai jusqu’au bout quels que soient les obstacles. J’ai vécu ma vie en observant en même temps, j’ai vu les choses et je me suis extirpée du problème. C’est pour vous faire comprendre le pourquoi du comment. Je suis aussi engagée aujourd’hui dans cette cause, dans la lutte contre la précarité à divers niveaux. Je suis certes au CNPA, mais je suis aussi au CNLE et dans un réseau de lutte contre la précarité, et tout ce qu’on rencontre en France est aussi rencontré par nos concitoyens européens, précarité logement, alimentaire, énergétique, nous avons les mêmes problématiques. Dans mon parcours, je me suis rendu compte d’une chose : même si, théoriquement, vous avez des droits, même si on a fait de la cause des violences faites aux femmes une cause nationale, c’est de la théorie, il y a eu de belles pensées, même le logement, je suis au Haut Comité du Logement, et l’abbé Pierre a combattu pour ce droit au logement, ce droit n’est pas encore respecté. Nous avons plus de 84 000 des naufragés du Dalo. Il y a eu un rapport récemment. Si on voulait, d’après notre analyse, on pourrait, en utilisant seulement le contingent préfectoral, de 20 ou 25%, on pourrait les loger, mais vous le savez tous, malheureusement, et avec mon analyse que j’ai vécue sur le terrain, plus de 14 ans à me battre avec quatre enfants derrière moi que je voulais aider, je voulais dire que, seule, je pouvais m’en sortir sans laisser personne derrière moi, au bord de la route. C’étaient des garçons, il fallait les tenir par les cojones, et ce n’est pas facile, et si vous donnez le meilleur de vous-même, dehors, on essaie de vous les fracasser.
Ça, malheureusement, vous savez, j’ai malgré moi étudié toute la condition humaine, avec tout ce que j’ai pu voir. J’ai pu ce qu’une personne tombant dans la rue être expulsée ce qu’elle devient : elle devient une proie aussi bien pour la gent masculine, mais je me suis préparée mentalement, et il y a toujours cette tentative de vouloir abuser de votre situation fragile. Je me suis dit : je suis dans une situation fragile mais je ne suis pas fragile en tant que personne. J’ai cette chance-là. Mais combien de personnes, de femmes, d’hommes, de jeunes garçons qui ont été chassés de chez eux parce qu’ils n’ont pas été compris. Le garçon ne voulait pas se lever pour aller à l’école, on l’a chassé. C’est la jungle, dehors. J’ai vu des gens devenir totalement, vous le voyez vous-mêmes si vous regardez à droite et à gauche, totalement déshumanisés. Moi, c’est à travers tout ce parcours que j’avais, ces analyses, à travers tout ce que j’ai pu, parce que je ne suis pas venue comme ça, j’avais un petit acronyme, je vous l’ai répété, c’est ADODA, et la seule ambition que j’avais, c’était : briser le cycle dans lequel j’étais et donner un avenir meilleur à mes enfants. Quand ma mère est venue en 1980 et qu’elle a pris son courage à deux mains pour nous faire venir, elle ne mourait pas de faim, elle voulait seulement quitter ce patriarcat oppressant dans lequel elle vivait. Donc, c’est l’enfer, même s’il est relatif, comparé à ce qu’on voit aujourd’hui, ce qui lui a été offert à elle et à ses enfants. Je suis la seule survivante d’une famille de quatre enfants. J’ai vu une famille décimée. Et je me suis dit : je vais m’accrocher à tout ce qui peut exister, à toutes ces lois qui sont là, je les ai testées une par une. Je suis allée très loin dans le droit au logement, jusqu’à la Commission européenne, jusqu’au Conseil d’Etat, je saisissais la moindre chose, vous savez. Par exemple, quand vous avez un recours qui est accepté, vous devez normalement demander l’exécution du jugement. Je ne l’ai pas eue. Pourquoi ? Je ne comprends pas. Pourquoi ? Il y a des questions que je me pose. Pourquoi je n’ai pas eu l’exécution de mon jugement ? C’était une injonction. Je ne suis pas juriste, mais par la force des choses, j’ai passé mes nuits à lire, j’en ai perdu la vue, vous savez, à lire. C’est pour essayer de comprendre le pourquoi du comment de ces choses-là. Et je vais vous le dire, c’est très simple, puisque le ministère de la Solidarité avait ouvert, avec le CNLE, un groupe de travail, c’était sur les stigmatisations et les discriminations, la plupart des personnes, dans la pauvreté, quelles qu’elles soient, elles vivent la stigmatisation et la discrimination, c’est le mot que j’ai mis sur les conclusions que je peux émettre. Il faut changer de regard sur l’autre, nous vivons les uns à côté des autres et on ne se côtoie pas. Je n’ai jamais vécu dans un quartier, et c’est dans le CHRS dans lequel j’étais que j’ai découvert toutes les instances de participation et que je me suis engagée. Je me dis : peu importe ce que… vous savez, je ne prendrai de gant avec personne, parce que personne ne l’a fait avec moi. Si je suis maladroite, je suis désolée. Dans mes recours, on m’a sanctionnée. Parce qu’on ne m’a pas comprise. J’ai énuméré les lois, j’ai comptabilisé le nombre de jours que j’ai passés à courir de gauche à droite pour sauver mes enfants. Vous savez… et après, je me suis inspirée des avocats dans les hautes cours, j’ai pris chaque jour, j’ai multiplié par une petite somme, et on arrive à des sommes énormes. Ils ont dit : elle est folle, celle-là ! Mais je n’en veux pas, j’ai continué mes démarches, ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, c’est juste donner un petit coup de massue à ce M. le juge, à l’administration, je l’aime et je la défends, parce que si j’avais eu la chance de continuer mes études, j’aurais été loin parce que vous savez, sans me vanter, quand j’ai été placée à mes 16 ans, j’ai été brillante. On a cru que c’était la meilleure des choses à faire. Non. Je suis désolée, il aurait fallu trouver une autre solution. Jusqu’à aujourd’hui, vous savez ce qui se passe ? Une famille que je connais, la mère, elle est un peu bancale, fatiguée, et au lieu de l’aider, elle, ils ont placé la gamine. Et à 11 ans, elle se prostitue. Est-ce que c’est normal ? Et ça coûte plus cher, un placement d’enfant, ça coûte maintenant plus cher. Toutes les souffrances de la société, je les ai vues, et parfois, le matin, je me dis : est-ce que je vais encore avoir le courage de défendre une cause ? Je me dis qu’il faut que je continue, quand je vois ces hommes et ces femmes, ces agents publics aussi, il y en a ici, 30% de moins, avec 30% de moins en moyens financiers et humains, comment voulez-vous qu’ils fassent leur travail ? Ils nous le disent. J’ai entendu des amis qui m’ont dit : continue tes démarches, vas-y, on te soutient. C’est juste pour dire que nous sommes dans un beau pays qui a tout ce qu’il faut, nous avons tout et nous risquons, si nous continuons à laisser, que ce soit les médias ou autres, fracasser, stigmatiser toujours l’autre… je ne vous ai rien volé, les étrangers n’ont rien volé. ATD-Quart Monde en 2016, j’ai lu une étude d’eux faite avec des chercheurs de Belgique qui voulaient évaluer le montant de l’immigration, le coût de l’immigration. Ce qui a été dit, c’est que les gens qui sont là, ils rapportent autant d’argent. Beaucoup travaillent. Le 17 octobre, j’étais au Trocadéro pour la journée de la misère, je me suis dit : il est loin, le temps où ils étaient 5000 personnes. Il y avait quelques personnes, quelques témoignages. Mais ça ne fera pas changer les choses, ce n’est pas ça, Mesdames, Messieurs, c’est vraiment le changement de regard, et comme le dit M. Brice, président de la Fédération nationale de la solidarité, c’est : Dire les choses, les nommer.
Mal nommer les choses, c’est rajouter du malheur au monde. C’est ce qu’on est en train de faire, et ça me désole énormément. Pour le logement, on peut le régler. Il y a aussi le CNR qui est sorti, même si beaucoup n’ont pas été satisfaits des résultats. Il y a des logements qui sont abandonnés qui peuvent être rénovés, ça ne sert à rien de construire, construire, construire, c’est spéculatif, c’est ce qui a perdu le logement en tant que tel, c’est qu’il y a beaucoup de spéculation, il y a beaucoup de choses qu’on a laissées entre les mains des économistes, des financiers, du marché. Même la misère. Et ce que je comprends, c’est que les associations ont perdu leur pouvoir d’agir, et ce n’est pas qu’elles. Ce n’est pas qu’elles, même les agents publics, quand ils vous disent, ici ou dans une autre salle, j’avais assisté à la Conférence des parties prenantes et il y avait un Monsieur qui disait : il faut en finir avec les appels à projets systématiques. Il faut en finir. Il faut écouter les hommes et les femmes de terrain et les associer aux personnes concernées qui sont là, qui connaissent, qui ont testé toutes les lois mises en place, et malheureusement, il y a des failles. Dans le fond, elles sont belles, ces lois-là, et je vous assure, je défends corps et âme cette cause parce que je sais qu’il y a eu, fut un temps, il y a eu ces gens forts qui défendaient, mais là, la crise, elle est là, c’est vrai. C’est vrai qu’avec en plus l’environnement médiatique, là, vous voulez… Vous le savez vous-mêmes… On a distillé un poison dans l’esprit des gens depuis tant d’années et on fait croire aux gens que la solution est de chasser une partie de la population. Je partirai, je vous rends ma pièce d’identité, mais ce n’est pas ça, la solution, vous l’avez, la solution, les uns et les autres, nous avons une responsabilité à prendre pour régler ces problèmes, et je ne demande pas la dernière carriole des temps modernes, je demande seulement à avoir un travail digne, c’est ce que les gens disent, pour vivre des premiers jours du mois à la fin, sans demander l’aide alimentaire, parce que 150 millions de repas, c’est affolant. Non. Les gens, ils ne veulent pas vivre de l’aide alimentaire, ils ont envie juste d’avoir un salaire pour se projeter dans l’avenir, offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Les uns et les autres aspirent à une vie normale. Voilà ce que j’ai à vous dire dans ce témoignage, dans ma conception des choses. Il faut juste appliquer les lois. Vous savez, moi, j’ai tendance à dire que le droit, si c’était une science bien appliquée, elle donnerait de bons résultats. Vous le savez mieux que moi. On a tout, on est dans un pays de droit, et le président de la République disait : il faut l’action, agir, agir, agir, participation, Etat de droit, je ne cesse de le dire, c’est ça, nous-mêmes dans un Etat de droit et on doit l’incarner comme on essaye d’incarner la participation dans la fédération, ce n’est pas être des pions fantoches pour dire : voilà ce que nous vivons alors que tout le monde le sait. Non. On ne s’est jamais intéressé aux enfants qui sont expulsés. Jamais. Je vais vous laisser. Ils vivent des traumatismes énormes. On les casse et les parents sont obligés de réparer par la suite. C’est très dire. Les trois jeunes qui m’ont fait confiance, ils auraient peut-être mis cinq ans à se redresser sinon. Il faut considérer l’autre dans son humanité, ni plus, ni moins, oublier la couleur, l’origine, voir l’humain en tant que tel. C’est le message que j’ai à vous dire aujourd’hui. Voilà, merci.

- Pierre Auriel : Merci beaucoup Mesdames pour ces deux témoignages extrêmement forts. Je passe la parole désormais à Pierre Madec.
Vous avez réalisé une étude financée par le Défenseur des Droits sur les inégalités d’accès au parc social, et de ce que j’en comprends, et je vous laisserai la décrire, elle renvoie à des réalités qu’on vient d’entendre, les temps d’attente et les difficultés d’accès au logement social qui sont très fortes et que vous avez quantifiées.

- Pierre Madec : Merci beaucoup.
Hop.
Oui. On m’a demandé en cinq minutes de vous résumer quelques mois de travail, ce qui est un exercice toujours très facile… J’ai accepté le défi. Il est possible du coup que ma présentation ne soit pas tout à fait à la hauteur de la richesse de notre analyse, donc, j’invite tout le monde à lire la synthèse qui vous est distribuée et je vous rendre sur un site Internet qu’on a fait avec une application, le rapport plus complet… Je fais de la pub.
On est parti… on est tout une équipe à avoir travaillé sur ce rapport, beaucoup à l’OFCE, également Pauline Portefaix de la Fondation Abbé Pierre. On est parti d’un constat assez connu qui est : il existe des barrières à l’entrée dans le parc social pour les ménages les plus modestes. Ces difficultés d’accès ont déjà été montrées par de la littérature ancienne, par un rapport inter-associatif sorti il y a quelques années. On a essayé d’aller un peu plus loin, notamment sur une question qui est assez peu traitée qui est la question de l’offre. C’est-à-dire que, là, vous avez une petite image sur ces difficultés d’accès dans différentes intercommunalités, quand c’est rouge, les demandeurs sont sous-représentés. Quelles que soient les intercommunalités qu’on regarde, les premières tranches de niveau de vie, les ménages les plus modestes, en bas des graphiques, sont sous-représentés dans les attributions, c’est-à-dire qu’ils sont plus nombreux dans la demande que dans les attributions de logement. Une fois de plus, ce constat était connu.
Ce qui est un peu nouveau dans notre rapport, on s’est intéressé à la question de l’offre, c’est-à-dire que, typiquement, à la publication du rapport inter-associatif qui mettait en évidence les difficultés d’accès des ménages modestes, Pauline avait mené un certain nombre d’entretiens à l’époque, et les réponses apportées, c’était : on n’arrive pas à loger les personnes les plus pauvres parce qu’il n’y a pas l’offre de logements disponible en face. La question qu’on s’est posée, c’est : est-ce que c’est vrai ? Est-ce qu’on pourrait mieux loger avec l’offre disponible en face ces ménages les plus modestes ?
Sans rentrer dans la technique, on a fait plusieurs choses. On a construit un indicateur de tension ou probabilité théorique d’accès, c’est-à-dire : pour chaque ménage, on regarde à combien de logements il a accès, et pour chaque logement, combien de ménages pourraient se positionner sur ce logement en fonction de la composition familiale, des APL, etc.
Ça donne cette carte qui, une fois de plus, là, n’est pas forcément très facile à lire, mais on a, pour chaque commune de France, une tension moyenne qui résulte de ces tensions individuelles qu’on calcule. Ce qu’on montre, c’est que, oui, il y a un problème d’offre de logements pour les ménages les plus modestes. Les logements très sociaux, il n’y en a pas assez. Et, de fait, cette difficulté liée à l’offre de logements, cette tension très forte sur certains territoires, explique en partie des difficultés d’accès des ménages les plus modestes au parc social. Ça, c’est une première conclusion.
Le problème, c’est que ces tensions spécifiques à certains territoires, ce manque d’offre disponible, ne suffisent pas à expliquer les difficultés d’accès. C’est-à-dire que, une fois de plus, sans rentrer dans la technique, on fait un petit modèle qui essaye d’expliquer la probabilité d’attribution des ménages en fonction de leur niveau de vie, et on contrôle des variables : composition familiale, intercommunalité, niveau de tension. On regarde la tension à niveau de tension donné. Ce que nous dit ce petit modèle sur les données dans le Système national d’enregistrement de la demande, c’est ce graphique, vous avez les tranches de niveau de vie en abscisse, axe horizontal, et la probabilité d’attribution sur l’axe vertical, et cette probabilité est croissante avec le niveau de vie, c’est-à-dire que plus vous êtes riche, plus vous avez de chances à vous voir attribué un logement social, à variables données. C’est un premier résultat. C’est-à-dire que ce qui nous a été dit avant, sur le fait que c’est un problème d’offre, on dit : certes, mais avec la même offre, si on voulait prioriser les ménages les plus modestes, on pourrait faire mieux. On montre un certain nombre d’autres choses, notamment l’interaction importante entre le niveau de vie et les autres variables, par exemple, vous avez en bas à droite l’interaction entre la commune demandée et le niveau de vie. Autrement dit, est-ce qu’il existe une préférence communale ou pas. On a plutôt tendance à accueillir les pauvres de sa commune que ceux des autres communes. Et donc, ce que dit ce graphique, c’est que les pauvres des autres communes, si vous demandez dans une commune où vous n’êtes pas déjà et que vous êtes pauvre, vos probabilités d’accès sont amputées. On montre un certain nombre d’interactions, et une fois de plus, on a mis en place, parce que c’est un sujet compliqué, ces interactions sont nombreuses, on a mis en place, et je vous invite à vous y rendre, une petite application qui vous permet de regarder différents cas-types. C’est-à-dire que, nous, on dit : voilà, en moyenne, au niveau national, ou alors dans telle intercommunalité, il y a des difficultés spécifiques d’accès des ménages les plus pauvres, j’imagine qu’on aura l’occasion de décrire et d’expliquer ces difficultés dans cette table ronde. C’est ce qu’on dit. Mais dans un rapport, on n’est pas capable de dire : une famille monoparentale avec tel niveau de revenu, tant d’enfants, dans telle commune, voilà sa probabilité théorique et sa probabilité effective, car si on devait faire ça sur toutes les intercommunalités, toutes les configurations, les niveaux de revenus, la synthèse ferait un petit peu plus de 50 pages. Donc, on a développé cette application, je vous invite à vous y balader et à regarder dans différents cas-types ce que ça met en évidence. Il y a des grandes différences entre territoires, les ménages pauvres et les précaires ne sont pas traités de la même façon à Montpellier, à Rennes, Paris ou Marseille. C’est déjà une information intéressante. On voit aussi qu’en fait, c’est assez compliqué comme sujet parce que l’un… il y a des gens qui réfléchissent par exemple à changer la cotation par rapport à ces résultats en disant qu’il faut donner plus de poids au niveau de vie pour faciliter l’accès des ménages les plus pauvres au parc social, et nous, on dit qu’il y a des catégories précaires qui sont favorisées par rapport au logement, les familles monoparentales dans certains territoires, certains motifs comme les violences familiales dans d’autres. C’est plutôt bien pris en compte. Et à offre donnée, si vous donnez plus de priorité aux ménages les plus pauvres, ça pourrait se faire au détriment de motifs d’urgence et donc, l’arbitrage est très complexe. Mais on aura l’occasion d’y revenir. Je vous invite donc à vous balader sur cette petite application, on a mis tout un tas de territoires différents, de cas-types différents, et ça fournit, pour chacun de ces cas-types, la probabilité théorique, ce que nous dit la composition du parc, et compte tenu de ça, quelle est votre chance d’accéder au parc social, et puis la probabilité effective qui, dans quasiment l’ensemble des territoires, le plus souvent, pour les ménages les plus pauvres, la probabilité effective est souvent inférieure à la probabilité théorique. Merci beaucoup.

- Pierre Auriel : Merci. Manuel Domergue, la Fondation Abbé Pierre est un acteur essentiel sur cette thématique. Dans le paysage actuel, confirmez-vous cette analyse ou est-ce que vous voyez des points d’amélioration ?

- Manuel Domergue : Bonjour à tous. Il y a assez peu de points qui rendent optimistes dans les présentations qui ont été faites et je vais les confirmer. Pourquoi ? Parce qu’on a une pénurie de logements en général et en particulier de logements sociaux pour les personnes qui en ont le plus besoin, dans des zones très précises, là où se concentre aussi la pauvreté, et les tendances démographiques prévisibles ne permettent pas d’imaginer que ça va s’améliorer sans action volontariste de la part des acteurs du logement. On pourrait penser, s’il y avait un effondrement démographique, qu’il suffirait d’attendre et que l’amélioration arriverait naturellement, mais les projections dont on dispose montre qu’on devrait comment construire 500 000 logements par an par exemple chaque année et les flécher vers les personnes qui en ont le plus besoin. En attendant, on est dans cette situation de pénurie et donc de concurrence entre les ménages, les publics, pour accéder à ces biens rares. Dans le parc privé, c’est le marché qui fait son tri, et dans cette situation, et ce depuis 30 ans, sont évincés ceux qui ont à la fois les revenus les plus bas, mais aussi d’autres facteurs : les personnes qui sont en précarité au niveau de l’emploi, donc, le statut de l’emploi, qui ont des parcours de vie plus heurtés, des parcours conjugaux plus heurtés, ce sont des facteurs qui aggravent les difficultés. S’il fallait voir une évolution plus optimiste de long terme, c’est la question de l’amélioration du logement de façon générale et ça continue à s’améliorer aujourd’hui, malgré la crise du logement et la pénurie, donc, il y a quand même des facteurs qui peuvent inciter à une forme d’optimisme. Mais on voit que cette amélioration de la qualité des logements se paye par un prix plus élevé de ces logements et donc une exclusion par le marché des personnes qui n’ont pas les moyens d’y accéder. Et après, il y a toute la politique publique justement pour contrer ces mécanismes de marché, ça peut être l’encadrement des marchés, et c’est fait de manière beaucoup trop timide sur l’encadrement des loyers, et toute l’intervention directe de l’Etat et de la collectivité au sens large, notamment les logements sociaux, et en France, on a quand même la chance d’avoir un parc social, de 5 millions de logements sociaux, et 450 000 attributions de logements sociaux par an à peu près, qui nous donnent un outil qu’on peut piloter… c’est difficile parce qu’il y a plein d’acteurs qui entrent en compte… pour l’orienter davantage vers les personnes qui en ont le plus besoin, mais qui dit pénurie dit concurrence entre les ménages qui sont tous en besoin. Il n’y a pas de millionnaires dans le parc social, il n’y a pas de gens qui prendraient la place des autres de manière indue, mais on a des urgences différentes, les femmes victimes de violences conjugales, des enfants victimes de violences familiales, des personnes sans-abri qui devraient en toute logique être dans les prioritaires des prioritaires. Et on voit une montée en puissance malgré tout, depuis 2017, notamment, une augmentation du nombre d’attributions des personnes sans-domicile. Ça ne s’est pas fait seul, parce que les bailleurs sociaux ont des craintes qui sont celles de la société, des riverains, des élus locaux, donc, des personnes qui viennent de la rue, de l’hébergement, ça fait peur. On voit que la politique du Logement D’abord depuis 2017 a permis d’augmenter ces attributions. Ce qui est inquiétant, c’est qu’on voit une augmentation du nombre de personnes à la rue ou en hébergement d’urgence qui sont en attente d’un logement social ou accessible, donc, on a un flux de personnes qui perdent leur logement ou qui arrivent sur le territoire sans logement, et un flux en augmentation aussi d’accès au logement, et ces deux flux aboutissent à une situation aujourd’hui qui semble plus grave qu’en 2017 dans le sens où il y a plus de gens en hébergement d’urgence, sans domicile, et plus de personnes qui sont à la rue ou en situation d’exclusion de l’hébergement ou du logement. On voit depuis quelques années une dégradation des chances d’accès au logement social pour les personnes qui sont les plus pauvres, qui ont moins de 500 euros de revenus par personne. Juste un chiffre : leur chance de succès pendant l’année 2017 pour les personnes avec moins de 500 euros de niveau de vie, c’était 22% en 2017, et aujourd’hui, en 2022, c’est 12%. C’est un écroulement. Et ça, ce n’est pas simplement parce qu’il y aurait des dysfonctionnements, mais Pierre en a parlé, dans les systèmes d’accès au logement social, c’est parce qu’il y a une pénurie générale de logements sociaux, que la production, et donc aussi les attributions de logements sociaux, se sont effondrées depuis 2017 et l’Etat n’est pas innocent dans cette pénurie puisque, au lieu d’aider le logement social, il l’a ponctionné, il a augmenté la TVA, etc. Ce n’est pas juste l’Etat, on est tous responsables, élus locaux, Action Logement, riverains, etc. Et on voit que la situation aujourd’hui s’aggrave de ce point de vue, donc, s’il n’y a pas un changement de braquet important, ce droit au logement, il y a des chances qu’il soit de moins en moins respecté dans le temps. Le droit au logement est reconnu dans la loi, c’est un objectif à valeur constitutionnelle, mais il est de plus en plus conditionné. La pénurie joue, quand il y a une pénurie, les droits des uns et des autres, comme ils sont en concurrence, ils sont plus fragilisés, et on voit aussi une rhétorique sur un droit au logement au mérite : si vous avez été condamné ou quelqu’un de votre famille pour avoir participé au pillage d’un opticien dans le Val-d’Oise, vous êtes expulsé et le préfet met une photo de vos cartons sur le trottoir sur les réseaux sociaux. C’est une dérive. Le droit au logement, ce n’est pas seulement pour les personnes qui ont un travail, qui font les démarches, qui ont des rendez-vous avec l’assistante sociale, etc. c’est pour tout le monde.
C’est aussi le reflet d’une pénurie et aussi d’une stigmatisation accrue de certaines catégories de publics, et les personnes privées de ce droit sont souvent les personnes très stigmatisées dans le débat public, les personnes sortant de prison, les jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance, les personnes exilées, notamment les personnes en situation irrégulière, ça, on doit que c’est devenu une sorte de bouc émissaire, d’ennemi de la société sur beaucoup de chaînes d’informations, dans des discours parfois repris par le pouvoir politique, et donc, ces personnes se retrouvent dans cette grande course au logement arrivés les derniers. Donc, il faut à la fois des mesures précises, techniques, améliorer les attributions de logements sociaux sur les contingents des acteurs qui ne jouent pas leur rôle, les collectivités territoriales, Action Logement, dans certaines régions, les bailleurs sociaux parfois, l’Etat, qui fait mieux que les autres, mais il y a encore des marges de progression, mais il y a aussi un changement de regard sur qui sont les personnes mal logées et arrêter de juger en permanence de leur bon comportement. On le voit aussi sur l’accès au RSA, pour un droit à 600 euros par mois, on regarde la vie privée des gens. On punit très peu les bailleurs privés qui ne respectent pas les obligations d’encadrement des loyers, il n’y a quasiment aucune sanction alors que cette obligation est bafouée massivement, 30% des annonces dans les villes encadrées ne les respectent pas. Les communes qui ne respectent pas la loi SRU sont peu sanctionnées. La Ville de Nice a fait 30% de son objectif de production HLM, pas sanctionnée, dans la période 2017-2019. Le droit au logement apparaît pour beaucoup comme secondaire, et même le droit, pour finir, le plus inconditionnel, sur lequel il n’y a aucune ambiguïté, le droit à l’hébergement, et personne ici n’est pour l’hébergement, tout le monde est pour le logement, mais quand c’est la seule solution, cet accueil inconditionnel, écrit dans la loi, est bafoué tous les jours et même de plus en plus revendiqué et théorisé par des acteurs qui devraient le faire respecter. Le collectif Jamais Sans Toit à Lyon qui essaye de trouver des solutions pour les élèves sans-abri ont été reçu par la préfecture du Rhône, qui leur a dit : c’est fini, l’accueil inconditionnel et ce sera sans doute remis en cause officiellement bientôt. Donc, on voit que, dans cette période, les discours se lâchent un peu. Le préfet de Haute-Garonne a écrit aux parlementaires sur des remises à la rue de personnes hébergées et a dit que ce droit ne pouvait plus être tenu pour les personnes en situation irrégulière. Il y a donc une pente glissante qu’il ne faut pas emprunter. Il y a heureusement beaucoup d’acteurs qui vont dans l’autre sens et on espère qu’on gagnera à la fin sur ce jeu-là.

- Pierre Auriel : Merci beaucoup. Je vais laisser la parole à Sylvain Mathieu qui va essayer de nous expliquer comment résoudre ce problème avec Logement D’abord dont votre administration est en charge de la coordination.

- Sylvain Mathieu : C’est une tâche difficile mais il y a quand même un certain nombre de points sur lesquels il faut s’appuyer pour voir les choses à la fois dans une dynamique qui puisse permettre de sortir un certain nombre de situations et aussi prendre le compte de ce qui a été fait. Ce qui est certain, c’est que, Manuel l’a dit, ça fait une trentaine d’années qu’il y a une dégradation en fait de la question de l’accès au logement. On le voit notamment dans ce que représente comme charge le logement dans les revenus des personnes. Il y a eu une modification entre ce qui était alimentaire, qui était le premier poste de dépense auparavant, et aujourd’hui, le premier poste, ce sont les dépenses liées au logement. On voit donc très clairement et dans la vie quotidienne qu’il y a quelque chose qui s’est dégradé, très clairement.
Après, il faut rentrer dans la complexité parce qu’il ne suffit pas de dire : ça s’est dégradé parce qu’il manque de logements, mais il y a aussi des raisons structurelles fortes qui sont propres à notre pays qui aboutissent à ce genre de choses. Premièrement, on est sans doute un des pays où la concentration de populations dans les métropoles est parmi les plus importantes, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de personnes dans des endroits où les capacités en termes immobiliers sont plus réduites. C’est le premier point.
Deuxième point : on a un système très éclaté dans la décision de construire du logement. On met souvent l’Etat en cause dans la réalisation de logements sociaux. Il ne faut pas oublier, à la base, que c’est une demande de permis de construire et c’est l’élu municipal, le maire ou la maire qui, in fine, décide que ça se passe ou pas. Y compris d’ailleurs pour réaliser des centres d’hébergement ou des pensions de familles ou des résidences sociales.
Mais, une fois qu’il y a cette acceptation, beaucoup d’intervenants publics rentrent dans la décision. Et on est sans doute le pays qui a les durées les plus longues entre le projet et la réalisation de logements.
Alors, il y a des aspects positifs : beaucoup de respect de normes au niveau handicap, au niveau accès, etc. Mais, enfin, cette multiplication des acteurs, cette situation en millefeuille, elle aboutit quand même à des durées longues et certainement des surcoûts dans la réalisation des logements.
Et puis, il y a la question des logements sociaux. Il y a à la fois voir le verre à moitié vide et le verre à moitié plein. Manuel l’a dit : on est le pays, dans l’Union européenne, qui avons le plus de logements sociaux. Très largement. Et, de fait, on a une réponse sociale qui est forte, mais qui est sans doute contrastée, ça a été dit, pour les personnes à très, très faibles ressources. Là, il y a une difficulté parce que ce qu’on sort comme logements avec une augmentation du confort, et l’augmentation du confort, tu l’as dit, a augmenté aussi les coûts en termes de réalisation, eh bien, ça a abouti à ce que les plafonds de loyer soient parfois dépassés, et malgré les APL, il y a un reste à vivre qui n’est pas suffisant, même s’il y a certainement aussi des choses à dire sur la manière dont c’est calculé. Mais en tout cas, il y a cette dégradation forte de l’accès au logement. Petite parenthèse, mais peut-être que tu as des éléments scientifiques là-dessus, moi, j’avais lu une étude il y a longtemps, mais… l’amélioration du confort, je pense particulièrement à Paris, puisque je m’en suis occupé, sur la résorption de l’habitat insalubre, on a fait disparaître du logement social de fait, qui était relativement indigne, mais qui jouait un rôle aussi d’accès à un certain nombre de personnes, y compris d’ailleurs des personnes en situation irrégulière, et ceci a relativement disparu, ce qu’on appelait les hôtels de préfecture aussi, ça a changé de catégorie. Et, donc, par l’amélioration du confort, c’est pour ça que les questions sont complexes, on a fait aussi disparaître de l’habitat indigne, qui était indigne, donc c’était scandaleux, mais en même temps qui servait parfois de soupape par rapport à des personnes qui arrivaient avec très peu de moyens et qui trouvaient quand même à se loger dans ces très mauvaises conditions. Ce que je veux dire par là, c’est que la question du logement, elle touche à toutes les politiques. C’est ça, le sujet. Evidemment, tout le monde le sait, très clairement, je suis pour qu’il y ait plus de production de logements sociaux, et des logements sociaux très abordables, mais je sais aussi que l’Etat n’est pas seul dans cette décision et qu’il y a des contradictions qui s’exercent sur le terrain entre, par exemple, la volonté d’un maire ou d’une maire de tenir une forme de mixité sociale sur son territoire, de ne pas avoir des frais supplémentaires en construction d’écoles, etc. Je pense que, évidemment, faire venir du monde, de la population, c’est une richesse pour un territoire, mais ce regard-là, il n’est pas forcément généralisé. Et ce sont des vraies questions qui se posent sur la manière dont on va renvoyer aux citoyens justement cet apport de solution.
Petite parenthèse : c’est aussi un sujet, particulièrement dans l’hébergement, sur les questions de décentralisation. Je pense très fortement que l’hébergement est une politique de solidarité nationale, mais la question de la bonne répartition sur le territoire de la capacité d’hébergement est un sujet. Et pouvoir aujourd’hui peut-être imposer plus des capacités d’hébergement dans certaines villes, c’est un point sur lequel on travaille, et je pense que c’est important de ne pas faire supporter toute une charge sociale, puisqu’il y a des frais annexes qui se posent toujours pour une collectivité, toute une charge sociale aux communes les plus volontaires. Donc, oui, il faut plus de logements sociaux, ça, c’est clair, il faut plus de logements sociaux très abordables, mais il faut aussi une politique d’aménagement du territoire et de réflexion sur l’articulation des politiques publiques dans notre pays. Après, ça a été dit, il y a de vraies complexités sur la manière dont on va gérer les priorités d’accès.
Contrairement à ce qui est dit, on ne fait pas rien sur les femmes victimes de violences, quand même. On a doublé le nombre de places, ce qui n’est pas rien, aujourd’hui, il y en a plus de 10 000, et la convention d’Istanbul qui pose une forme de norme de capacité d’accès aux femmes victimes de violences, elle est respectée dans un certain nombre de régions, c’est notamment le cas si on prend l’exemple de Paris. Ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas continuer à faire des choses, mais il y a eu des efforts considérables, sauf que, évidemment, dans un environnement contraint, faire cette priorité-là, elle aboutit aussi à exclure d’autres demandes. Le Logement D’abord, ça a marché vraiment très bien. On a quasiment doublé l’accès des personnes qui étaient sans-abri ou sans domicile fixe… Je rappelle que sans-abri, c’est vraiment à la rue, et sans domicile fixe, en général, les gens sont hébergés. C’est important de l’avoir en tête parce qu’on dit souvent qu’il y a 300 000 personnes à la rue. Non, il y a 300 000 personnes hébergées par l’Etat, c’est un peu différent quand même, c’est difficile mais ce n’est pas exactement de même nature. Aujourd’hui, on est à 440 000 personnes qui ont accédé, de la rue ou de l’hébergement, à un logement sur 2018-2022, ce qui est beaucoup plus que la période précédente, alors même qu’il y a moins d’attributions. Cet effort, il est fait et il faut continuer à le réaliser pour répondre aux situations. Mais l’hébergement, c’est aussi des personnes qui sont souvent en situation irrégulière, donc, qui n’ont pas d’accès au droit au logement. Aujourd’hui, l’hébergement avec une vraie inconditionnalité, et je te confirme, Manuel, qu’on agit sur ce sujet et qu’on porte cette question de l’inconditionnalité, nous ou le Ministre, d’ailleurs, de toute façon, c’est inscrit dans la loi et il y a un certain nombre de recours qui, lorsque ça n’est pas respecté, sont gagnés par les personnes qui les font, eh bien, cette inconditionnalité, on y tient. Simplement, c’est vrai qu’un grand nombre de personnes dans l’hébergement ne peuvent pas accéder, dans des règles de droit classiques, au logement, donc, ça pose aussi la question de quelle politique migratoire on a en France, comment se font les questions de régularisation des personnes. Ça va être un sujet qui va intervenir bientôt avec la loi qui a été déposée et qui va être discutée. C’est : comment on règle la situation de personnes qui sont expulsables ? Est-ce que ce n’est plus effectif ? Est-ce qu’on tire les conclusions d’impossibilité ? La décision d’expulsion en France peut être prise par la France, mais s’il n’y a pas une acceptation du pays d’origine, ça ne marche pas, et souvent, ça ne marche pas.
Donc, il faut… moi, mon sujet, ce n’est pas de prendre position là-dessus, c’est de vous montrer que ce sujet de l’accès au logement, il est énormément connecté à beaucoup de politiques, et qu’il ne s’agit pas juste d’agir au niveau du logement, mais bien prendre en compte un contexte général et, juste pour finir, évidemment, je parlais d’aménagement du territoire, et je suis à peu près persuadé qu’il faut agir très clairement et très durement sur les questions d’encadrement de loyers dans des endroits où, justement, de toute façon, le marché ne fonctionne pas. Il ne faut pas tourner autour du pot : ça ne fonctionne pas. Il y a actuellement la hausse des taux d’intérêt, ce qui a abouti à ce que les personnes aient beaucoup plus de difficultés à acheter un logement, donc, éventuellement, à sortir du logement social, donc, à libérer une place, donc, à permettre à d’autres de venir. On est dans un marché qui est de plus en plus bloqué, sur lequel la puissance publique doit agir, mais maintenant, il ne s’agit pas juste d’une décision de l’Etat, c’est aussi comment ça se passe au Parlement, comment nous tous, qui votons pour les élections législatives, les élections nationales, déterminons aussi une politique générale qui se fait et, d’une certaine manière, c’est aussi la démocratie qui s’exprime dans les choix et les volontés qui sont mises en place sur le terrain, et en particulier sur le terrain du logement. Mais cette politique du logement, il faut évidemment la booster, il faut évidemment produire beaucoup plus d’endroits très abordables, c’est ce qu’on fait quand même avec les pensions de familles et les résidences sociales. On a fait beaucoup, on n’en fait pas assez encore, mais ça ne peut pas se résoudre juste par le segment du logement, c’est une approche complète qu’il faut avoir aujourd’hui pour apporter des réponses structurelles à cette crise.

- Pierre Auriel : Pierre Madec, vous voulez réagir ?

- Pierre Madec : Juste dire un mot. On est tous d’accord sur la pénurie d’offre, et même, tout le monde se questionne sur la durabilité du système, quand, sur certains territoires, la caricature, c’est Paris, il y a autant de demandeurs de logements sociaux que de logements sociaux et vous avez en moyenne 5% de chances d’en avoir, et si vous avez sur notre application, vous verrez que, en fonction de votre configuration familiale et de votre motif, il y a des ménages qui ont 1% de chances d’avoir un logement social à Paris, en théorie, même pas en pratique, donc, il y a un véritable problème d’offre et encore plus dans la période récente avec un taux de rotation dans le parc social très faible, il y a moins de logements produits et en plus, il y en a moins qui se libèrent et donc il y a une file d’attente qui ne cesse de grandir. Il y a un sujet offre, c’est clair. Mais on montre qu’il y a aussi un sujet pratique. C’est quoi, les pratiques d’attribution ? En réalité, ces pratiques d’attribution, si je veux faire un schéma rapide, elles ne sont pas si éloignées du privé, car si vous avez le choix entre un ménage à 600 euros de ressources et un ménage à 500, vous prenez le premier. Ça pose un certain nombre de questions. Il ne faut pas généraliser, on fait une analyse fine, j’ai vu que mon voisin avait pris son micro…

- Sylvain Mathieu : Il y a 40%, dans le logement social, de ménages qui sont sous le seuil de pauvreté. C’est quand même… on ne peut pas dire que les bailleurs sociaux… Il y a des problèmes, des choses qui ne sont pas bien, etc. mais on ne peut pas dire que les bailleurs sociaux ne font pas leur job. Cette proportion n’a fait qu’augmenter avec le temps. Il se passe quand même quelque chose sur l’accès au logement des personnes en difficulté, ce n’est pas assez et il y a des pratiques qui sont interpellantes ponctuellement, mais globalement, les bailleurs sociaux jouent le jeu. Après, il y a la question de ce qu’on produit. Est-ce qu’on produit du logement intermédiaire ? Du PLS, du PLUS, du PLAI ?

- Pierre Madec : Qu’il y ait une capacité d’accès, on est d’accord, qu’il y ait une paupérisation massive, on est d’accord, mais au sein des pauvres, qu’est-ce qui se passe ? On a tendance à préférer les moins pauvres des plus pauvres. C’est factuel. Et ça ne passe pas que par la question du financement du logement. On fait des économies sur les APL qui servent à solvabiliser les ménages, et quand vous faites des économies sur les APL, vous désolvabilisez des ménages et vous excluez de l’accès au logement un certain nombre de ménages modestes. C’est un peu tout ça qu’il faut questionner. On le montre, une fois de plus, il y a cette question de l’offre qui est en effet très importante, avec des territoires très tendus, et on a besoin d’une offre de logements abordables et très abordables. Après, il n’y a pas qu’un problème d’offre, il y a aussi la question de la mise en concurrence, de la solvabilisation, de la stabilité des ressources, qui est aussi une donnée qui est prise en compte au moment de l’attribution, un peu comme dans le privé, mais qu’on comprend, c’est quoi, la stabilité des ressources du ménage à qui on va attribuer ce logement-là ? Et ce sont des facteurs, tout ça, de discrimination économique, c’est là-dessus que le Défenseur des Droits a lancé son appel à contributions il y a maintenant plusieurs mois, sur cette question des discriminations économiques. Nous, on ne mentionne jamais dans notre rapport l’existence de discriminations économiques, mais si vous lisez entre les lignes, c’est quand même un petit peu ce qui ressort.

- Pierre Auriel : Je profite du privilège qui m’est donné pour rebondir : est-ce que vous pensez que la généralisation du système de cotation peut permettre de faire évoluer ces situations ? Nous sommes favorables en termes de transparence de l’attribution des logements sociaux, mais pensez-vous que ça peut permettre de régler une partie du problème d’inégalité d’accès au logement social ?

- Manuel Domergue : On en est partisan à la Fondation Abbé Pierre pour des questions d’équité et de transparence parce qu’on sait que, dans le passé, il y a eu beaucoup de cas d’attributions pas très transparentes, notamment dans la Ville de Paris il y a très longtemps, que personne ne se sente visé parmi les moins de vingt ans ! Donc, juste, pour cette question d’équité… Après, est-ce que les grilles de cotation, si elles sont appliquées, votées et appliquées par tout le monde, est-ce qu’elles vont éviter les discriminations économiques, prioriser les plus précaires, etc. ? Ça dépend ce qu’il y a dedans. Typiquement, on est contre le fait qu’il y ait la préférence communale dedans, parce que c’est soit les gens qui habitent, soit qui travaillent dans la ville en question, et on sait que ce critère va relativiser le poids des critères d’urgence, de priorité, des critères sociaux. Et on n’est pas pour la préférence nationale ni communale, il n’y a pas de raison à avoir ce type de critères-là.
Pardon ?
Evidemment qu’elle n’est pas dedans. Tout à fait. Mais la préférence communale, je dis qu’on est contre, je dis qu’on est contre aussi la préférence communale. Je ne dis pas qu’il y a la préférence nationale dans la grille.
Quand on regarde les critères d’accès au logement social, il y a cette frontière entre les personnes en situation régulière et irrégulière, qui s’est durcie car un ménage avec une personne en situation irrégulière et une avec une personne en situation régulière avaient le même accès au logement social. Il y a des inégalités d’accès dans le parc social, dans lequel il y avait davantage d’ouverture, et on sent que cette frontière aujourd’hui entre les personnes en situation irrégulière et les autres s’est bien durcie et que le passage de l’un à l’autre est aussi devenu plus difficile avec le durcissement d’accès notamment aux titres de séjour.

- Hamida Lou-Jayne, vous vouliez ajouter quelque chose ?

- Hamida Lou-Jayne : Les violences faites aux femmes touchent toutes les femmes et celles qui sont dans les hautes sphères ont beaucoup de facilités pour s’en sortir. Malgré tout, il y a énormément de violences faites aux femmes, c’est un fléau qu’il faudrait attaquer à mon avis d’une autre manière, comme en Espagne ou ailleurs. Parce qu’enfermer tous les hommes ne va pas arranger le problème, il y a des hommes qui ont besoin d’un accompagnement pour leur faire prendre conscience de leurs actions. Autre chose, je pense qu’il faut aussi encadrer le loyer, c’est très important, ça devient une folie, il y a des gens qui travaillent qui n’ont pas suffisamment de salaire pour se prendre un appartement. Il y a des travailleurs pauvres. Un boulot, et ça aussi, par rapport à ce que vous dites sur les centres d’hébergement, il y a beaucoup de personnes en situation régulière et qui sont coincées certaines pour 10 ans, ça a été rappelé lors de la journée de mobilisation du travail social avec Mme Aurore Bergé. Autre chose… il y a tellement de choses à vous dire ! La décentralisation, j’ai entendu dire qu’il risque d’y avoir une décentralisation de la politique de logement. C’est un danger, ça. La centralisation, d’après ce que j’ai pu comprendre, on l’a faite mais on l’a mal accompagnée et encadrée, c’est pour ça qu’il y a des dérives dans certains territoires, il faudrait donc mettre des moyens humains et financiers pour la suivre. Si on donne le pouvoir, un chèque en blanc à certains de nos élus, ça va être une catastrophe. Nous avons eu une audition de certains bailleurs, et certains nous ont dit que certains ont des pressions de la part d’élus qui reçoivent eux-mêmes des pressions de la part des électeurs. Je pense que ces problèmes-là, c’est vraiment ensemble, en écoutant les personnes, les bailleurs, les associations, les agents publics, tous les partenaires, les associations qui sont là, qui connaissent les difficultés, il faudrait leur rendre leur fameux pouvoir d’agir, je le répète parce que j’ai l’impression qu’ils ont été castrés, comme j’aimerais qu’on castre certains hommes qui ne payent pas leur pension alimentaire aux femmes et qu’on met dans des situations dramatiques… Moi, si la justice avait un seul instant écouté ma demande, je ne serais pas restée 14 ans, j’aurais continué ma vie. Mais il y a des hommes qui sont stratèges, il y a des femmes aussi qui sont fofolles, parce qu’il y a des violences faites aux hommes… Il faudrait que la justice soit centrale. L’Etat de droit. Je sais que c’est un travail, pour moi… à prendre dans toute sa globalité. Même le problème migratoire, la France ne peut le résoudre seule, c’est un problème que d’autres Etats rencontres, ce n’est pas spécifique à la France. New York est « envahie », je n’aime pas ce terme. Mais c’est un problème à résoudre à la source avec les uns et les autres. C’est tout ce que j’avais à dire.

- Sylvain Mathieu : Une précision : les rapports sont constants avec les associations, je ne veux pas que transparaisse l’idée qu’il y a tout un tas de gens qui fonctionnent dans leurs bureaux et qui ont la conscience du monde à travers leur fenêtre. Ce n’est pas le cas, vraiment pas le cas, quand même. Je rappelle qu’il y a la loi de 2002 sur la participation des personnes, je rappelle que la DIHAL finance le CNPA pour justement avoir ces retours et qu’on vous consulte très régulièrement sur les textes qu’on propose.
De la même façon, il y a énormément de contacts… ce n’est pas pour rien qu’on se tutoie, on se connaît beaucoup. Donc, on travaille vraiment ensemble.
Après, il y a des désaccords qui peuvent tout à fait être exprimés, il y a des approches qui peuvent être différentes, mais l’analyse de la situation, elle est faite quand même d’une manière très collective.

- Hamida Lou-Jayne : Il faudrait, à mon avis… Peut-être que c’est le modèle économique actuel des associations qui ne leur permet pas de faire ce qu’elles pourraient faire, je sais que vous êtes présents mais il faudrait valoriser ce qui est fait des deux côtés parce que le grand public ne connaît pas le travail des associations, et le gouvernement a mis en place beaucoup de choses, même le versement à la source, le Territoire zéro non-recours, mais il y a le grand public… il est ignorant de ce qui existe, donc, communiquez davantage, c’est un problème de communication à tous les niveaux, c’est ça que je dis, ne me faites pas dire que vous n’êtes pas avec les associations, mais il faut faire tout connaître, tous ensemble. Voilà, merci.

- Pierre Auriel : C’est un sujet qui nous tient d’autant plus à cœur que vous avez tous accepté de participer à cette table ronde, et toutes les tables rondes sont construites sur le même modèle, ce qui prouve bien qu’il y a des points à améliorer, mais qu’il y a un échange avec l’ensemble des acteurs et on est heureux que le Défenseur des Droits serve aussi de lieu de cette discussion à tous les niveaux. J’aimerais maintenant passer la parole à la salle, si vous avez des questions, avec une précision importante : si vous deviez partir un peu plus tôt que nous…

- Sylvain Mathieu : Oui, pour m’occuper des campements de bidonvilles à Nantes.

- On va donc commence par les questions pour Sylvain Mathieu puis les questions avec les autres intervenants. Voilà.


- Bonjour, Nicolas Clément, Secours catholique.
C’est une question un peu pour tout le monde. Vous avez expliqué que l’amélioration des logements avait eu un avantage évident pour les gens qui sont dedans mais que ça avait eu aussi un côté excluant. Quand on va voir les mesures sur les passoires thermiques, qu’est-ce qui se passe ? Comment on fait ? On a évidemment tous envie de l’écologie améliorée, etc., mais en même temps, on se demande, rien que la dernière lettre, ça va faire exclure 15 à 20% des logements, qu’est-ce qui se passe ? J’ai une interrogation.

- Sylvain Mathieu : Je peux faire une partie de la réponse. D’abord, il faut rappeler que les bailleurs sociaux sont les meilleurs élèves de ce point de vue-là, c’est-à-dire que ce sont eux qui font le plus d’efforts, et l’opération Python-Duvernois dont on a vu le film tout à l’heure, c’est une opération ANRU, c’est une opération d’immeubles qui sont juste à côté du périphérique, porte de Bagnolet, avec de vrais problèmes de bruit, des problèmes effectivement de passoires thermiques, et donc, l’idée, c’est bien de refaire beaucoup plus correctement ces immeubles, en en détruisant ou en en refaisant un certain nombre, et je précise que la loi encadre très clairement les questions de relogement et que, notamment, la RIVP, puisque c’est de ça dont il s’agit, elle maintient le loyer au mètre carré et l’abonde éventuellement s’il y a des difficultés en termes de niveaux de loyers. Ça n’empêche pas pour les personnes de vraies difficultés à quitter le lieu où on a vécu, même s’il posait des problèmes. Mais disons que, du point de vue du bailleur social, en l’espèce, les choses sont faites correctement.
Vous avez raison, c’est une vraie question sur l’exclusion des catégories les plus « passoires thermiques ». Nous, on a ce problème avec l’intermédiation locative, par exemple, c’est-à-dire que l’Etat paye le loyer ou un certain nombre d’accompagnements pour que les personnes aillent dans un logement privé, et il y a un certain nombre, pas trop, heureusement, qui relèvent des catégories qui ne doivent plus permettre la location.
Moi, je ne suis pas spécialiste de ces questions de résolution des questions de passoires thermiques. Ce que je peux dire simplement, c’est qu’a été vraiment remonté aujourd’hui le sujet de la raréfaction du nombre de logements qui seraient touchés par ces questions d’impossibilité de louer. Voilà. Ce n’est pas un secret puisque c’est dit dans les médias. Il y a une réflexion au niveau du gouvernement sur la manière d’aménager cette question-là. Mais c’est vraiment, pour moi, une bonne illustration de la complexité de la situation. C’est-à-dire que, d’un côté, évidemment qu’il faut isoler les logements. Mais, en même temps, il y a beaucoup de logements qui sont très difficilement… dont la situation peut être résolue sans engager des frais énormes. Donc, voilà, la politique, c’est aussi en permanence cet équilibre entre des objectifs tout aussi bons les uns que les autres, mais qui peuvent être contradictoires à certains moments.

- Manuel Domergue : Pour compléter, on a beaucoup poussé à la Fondation Abbé Pierre et dans les associations pour l’interdiction de mise en location des passoires énergétiques, et la condition de performance énergétique date de la loi de transition écologique croissance verte de 2015, donc, ça n’est pas du jour au lendemain que les bailleurs ont dû faire ces travaux, ils se sont juste réveillés tardivement. La loi a ensuite été beaucoup caricaturée, d’abord parce que ça entre en vigueur progressivement, c’est en 2025 que les G seront concernés, en 2028 pour les G, et c’est au moment du renouvellement du bail, ce n’est donc pas tous la même année, ça s’échelonne pendant des années, et surtout, il y a des exceptions. Le législateur n’est pas absurde. Si vous êtes bailleur dans une copropriété et que la copro ne vote pas les travaux de rénovation, le juge ne peut pas vous obliger à faire des travaux que la copro ne veut pas mener. Il y a plein d’aménagements de ce type. Il y a eu une sorte d’auto-intoxication des organisations de bailleurs sociaux qui ont crié au loup et leurs membres les ont écoutés et n’ont pas vu toutes les exceptions et aménagements qui existent et surtout ne saisissent pas toutes les aides existantes qui ont été beaucoup augmentées pour les bailleurs privés pour financer leur rénovation énergétique. C’est potentiellement une occasion ratée, mais ce n’est pas trop tard, mais ça engage beaucoup de démarches aujourd’hui de la part de bailleurs locaux. C’est la Convention citoyenne pour le climat qui a proposé cette mesure-là parmi d’autres parce que, en fait, vous avez un verrou structurel : les bailleurs financent et décident les rénovations énergétiques et c’est leurs locataires qui en bénéficient. Donc, ça ne ne se faisait pas, forcément. La seule solution pour avancer là-dessus, c’est d’avoir des formes d’obligations, elles doivent être intelligentes, accompagnées, échelonnées dans le temps. Le but est de rénover ces logements, pas de les sortir du marché. Et des logements indécents qui sont sur le marché, c’est la majorité des logements indécents, il n’y a pas la police qui va mettre dehors les locataires, c’est juste que ça donnera un droit au locataire de faire un recours devant le juge pour demander au bailleur soit de baisser son loyer, soit de faire des travaux de rénovation énergétique, mais ça ne se fera pas du jour au lendemain et il y a malheureusement beaucoup de locataires de logements indécents qui font valoir leurs droits. Heureusement ou malheureusement, il n’y aura pas beaucoup de bailleurs qui seront traînés devant les juges pour logement indécent d’un point de vue énergétique.

- Merci beaucoup. D’autres… ?

- Oui, bonjour.

- Bonjour…
Monsieur Mathieu, Logement D’abord, vous avez dit « de la rue au logement », mais quand vous savez qu’il y a des gens dans la rue qui n’ont pas l’accès au travail, qui n’ont pas accès à tous leurs droits, comment ils font ? Ils n’ont pas d’argent. Le logement, c’est bien, mais il faut payer les meubles et savoir vivre dans le logement. Il faut être accompagné. Sinon, j’ai bien vu que votre accompagnement est très bien, mais c’est un truc compliqué : on voit les petits jeunes dans la rue, des jeunes étudiants qui ne peuvent pas se loger, qui sont obligés de travailler chez McDo ou des trucs comme ça pour payer des petits hôtels, ils ne peuvent plus s’en sortir, il y a beaucoup de… A Lyon, dans les grandes villes, les loyers sont très chers, j’ai parlé avec la préfète de Lyon, et il y a eu un gars qui faisait le bâtiment aussi qui disait : on veut construire mais les matières premières sont très chères, donc, même si les mairies voulaient construire des logements sociaux, elles ne peuvent pas parce que ça coûte trop cher maintenant. Et ça, c’est vrai. Et autre chose : la réforme de l’APL a fait beaucoup de mal, la réforme de l’APL plus l’inflation. 58 euros… On n’a pas d’explication, là, on a vraiment un non-recours de la CAF. Même M. Lenglart ne comprenait pas comment on m’avait supprimé les APL, même lui ! Vous voyez où on va ? Merci.

- Sylvain Mathieu : Premièrement, l’accompagnement social, il ne date pas du deuxième plan Logement D’abord, on a fait l’accompagnement vers et dans le logement et c’est d’ailleurs une des conditions de réussite de Logement D’abord en tant que tel. Il faut quand même rappeler, dans cette histoire, que l’Etat, à la base, il n’est… ce n’est pas lui qui est compétent à la base pour l’accompagnement social, ce sont les collectivités, le Fonds solidarité logement. L’Etat est venu soutenir cette politique. Aujourd’hui, il y a 55 millions d’euros par an qui sont donnés pour faire l’accompagnement, ce qu’on appelle la VDL, l’accompagnement vers et dans le logement, mais ça doit venir aussi en articulation avec les autres politiques d’accompagnement qui dépendent des autres institutions publiques. C’est aussi un des sujets, chez nous.
Tout le monde fait de l’accompagnement, donc, au bout d’un moment, il faut arriver à organiser, ce qu’on a mis en place sur des plateformes d’accompagnement afin qu’il y ait une meilleure coordination sur le terrain.
Ensuite, l’accompagnement, il ne se joue pas uniquement dans ce qui est labellisé « accompagnement ». On finance, le programme 177 dont j’ai la responsabilité, finance les maraudes, le Samu social, dont le budget doit être… 350 millions maintenant… Le Samu social de Paris, pardon, car il y en a un peu partout. L’Etat donne de l’argent sur cette somme. Et dans les structures d’hébergement, c’est aussi là que se joue l’accompagnement.
Le programme dont j’ai la charge en exécution cette année, il va être de 3,1 milliards. Alors, Julien Damon, il dit que, lorsqu’il regarde les stats Eurostats, ces stats au niveau européen, la France représente 40% de l’effort financier fait dans l’Union européenne. Il rajoute juste derrière : « Je pense que c’est exagéré parce que les statistiques Eurostats ne sont pas si simples à analyser notamment pour des questions de compétences des uns et des autres ». Mais enfin, la France fait beaucoup. Il y a pas mal de problèmes, mais elle fait beaucoup sur ces questions-là. Mais vous avez raison, le sujet de l’accompagnement est central. Après, sur les questions de coûts des travaux, oui, c’est un vrai sujet. L’inflation, c’est un vrai sujet, avec l’augmentation du prix des matériaux et des équilibres économiques qui commencent à être dégradés dans des projets, on les voit très directement puisqu’on soutient les résidences sociales et les pensions de familles, on voit que des projets qui tournaient ne tournent plus. Il y a un déficit qui est visible, et donc, des subventions supplémentaires qui doivent être données. Ça, aujourd’hui, il y a une conjonction en termes de crise du logement entre la baisse de production, l’augmentation des prix, l’augmentation des taux d’intérêt pour accéder au logement… Il y a aujourd’hui des inquiétudes très, très fortes sur le niveau de crise que nous avons. Et en se disant… je finis par ça… que, dans le logement social, on ne le voit pas encore complètement, puisque, aujourd’hui, on livre des opérations commandées il y a deux ou trois ans, mais, au fur et à mesure que le temps va passer, là, il va y avoir vraiment quelque chose à regarder qui est inquiétant.

- Pierre Auriel : Je rebondis sur ce que vous venez de dire : ce risque économique risque aussi de provoquer des ruptures dans l’accès au logement, des ruptures de parcours, est-ce que vous mettez en place des politiques pour prévenir ces ruptures.

- Sylvain Mathieu : Logement D’abord est une politique de prévention des expulsions. Beaucoup de choses ont été faites, en France. Vous savez ce qu’on dit, parfois avec de la mauvaise fois, mais ce n’est pas si facile que ça d’expulser un locataire, c’est en tout cas bien plus difficile que dans bien d’autres pays au niveau de l’Union européenne. Reste que le seul crédo dans la politique de prévention, c’est de prendre les choses le plus en amont possible. C’est-à-dire que, quand vous avez une dette locative à 20 000, 25 000 euros, ce n’est pas rattrapable, c’est compliqué. Mais quand il y a des débuts de dette qui se font, c’est là où il faut faire venir des conseils en termes d’économie sociale et familiale, c’est là où il faut prendre en compte justement la capacité de payer ses dettes, et tout le travail qu’on fait, puisque la DIHAL est aussi chargée de la prévention des expulsions, vise à remonter ce courant en permanence pour traiter les solutions le plus en amont possible. C’est ce qu’on a fait notamment, je ne rentre pas dans les détails, mais aujourd’hui, les commandes non payées, qui sont un peu le point de départ des difficultés sont transmises aux commissions qui traitent la question de la prévention des expulsions dans chaque département, de façon à ce qu’il y ait une prise en compte de cette situation, elles rassemblent l’ensemble des partenaires. De mémoire, il y a 170 000, à peu près, procédures qui sont lancées par an. On est sur 15-17 000 expulsions avec concours de la force publique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’expulsion avant ou que les gens ne partent pas, mais il y a quand même un écrémage qui est la réalité du travail social qui est fait à travers les travailleurs sociaux et les institutions. Je dois m’excuser, je dois maintenant partir, sinon, je vais rater mon train.

- Merci pour votre présence et les réponses que vous avez apportées. Vous vouliez ajouter un mot ?

- Hamida Lou-Jayne : Il ne faut jamais oublier qu’il y a des inégalités territoriales. Il y a des régions où ça marche très bien, par exemple, en Bretagne, il n’y a pas trop de difficultés, et en PACA, il y en a plus. Vous parlez de l’accompagnement social. Il y a une personne qui m’a demandé de l’aide, elle a changé en dix-huit mois de référents cinq fois, et elle se retrouve sur le point d’être expulsée. Il faudrait harmoniser la loi de la République qui doit être appliquée partout, et en Outre-mer aussi, c’est un point dont on n’a pas parlé beaucoup. C’est catastrophique ce qui se passe là-bas, Manuel, vous le savez mieux que moi. Il y a des choses qu’il faudrait un peu voir, en parler davantage, communiquer. Je n’oublie pas qu’il y a des choses qui avancent. M. Mathieu a peut-être un peu mal compris la chose, mais non. Il y a des choses qui avancent. Mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Les CAPEX, j’ai demandé, je n’ai pas eu droit à ça. J’ai fait tout ce qui devait être fait en amont. Beaucoup le font. Mais on attend la dernière minute, on envoie une armada de travailleurs sociaux pour les relever quand ils peuvent aller les voir, parce qu’il y a des gens qui ne veulent même pas demander, ils sont prisonniers des marchands de sommeil, avec les conditions que vous connaissez, l’insalubrité, parce qu’il y a aussi une chose : le chantage aux femmes seules d’enlever les enfants. Ça existe de nos jours. Ce sont des réalités. Il faut vraiment en tenir compte. Au CRPA, nous avons publié « Paroles sans filtre » qui reprend les préconisations des cinq dernières années de nos plénières. On tourne au rond. Je suis même retournée à dix ans en arrière. Ce sont les mêmes choses qui reviennent et qui sont portées et soutenues par les associations depuis trente ans. C’est pour ça qu’il faut faire, comme le diraient nos amis Nantais, faire le fameux pas de côté, avoir une vision haute et voir comment articuler tout ça, même s’il y a des choses qui sont faites. Je ne le remets pas en cause. Mais on peut mieux faire, parce qu’on a les moyens de le faire. Merci.

- Pierre Auriel : Oui, il ne faut pas oublier l’Outre-mer, on a été saisi sur Mayotte plusieurs fois. Et l’un des enjeux importants, c’était le relogement des personnes concernées avec l’adaptation du logement en termes de composition familiale et de scolarisation des enfants. Ce sont des contentieux qui reviennent régulièrement. Je crois qu’il y avait une question…

- Oui. Bonjour. Merci à tous, merci pour cette journée sur l’accès aux droits et au logement qui permet de parler du logement, c’est une bonne chose. Je voulais réagir par rapport à ce qui a été dit et à la complexité de la question du logement, mais là, concrètement, on est en train de voter un projet de loi de finances, et le droit au logement, ce sont des logements et places d’hébergement disponibles, il y a eu une étude de l’Union pour l’habitat et de la Fondation Abbé Pierre qui mettait en avant qu’on avait besoin de 30 000 PLAI, logements locatifs très sociaux de plus, pour loger les personnes aux revenus les plus modestes, donc, ces 850 millions d’euros de plus pour loger ces personnes les plus en difficulté, les met-on sur la table ? Et il y a 8000 demandes non pourvues de manière structurelle, est-ce qu’on met 8000 demandes d’hébergement de plus, et même 10 000 pour les personnes qui n’osent plus appeler les centres d’hébergement ?
Dernière remarque : on a parlé de la rénovation énergétique des logements, le gouvernement s’engage et ne cède pas à la pression consistant à dire : puisqu’on n’a pas assez de logements, on renonce à rénover énergétiquement les logements, et là, il faut qu’on soit assez clair, on veut que les logements soient rénovés car on ne peut pas envisager de laisser des personnes dans des passoires thermiques, ce n’est pas vivable. Merci beaucoup.

- Pierre Auriel : Sur la question des financements, est-ce que… ?

- Manuel Domergue : Sylvain Mathieu a dit que le budget hébergement accès au logement, cette année 2023, ce serait 3,1 milliards en exécuté. Ça, on ne le savait pas et maintenant, on le sait. Et on sait que le même budget voté et adopté bientôt pour 2024, il est de 2,9 milliards, Jeanne, tu me dis si je me trompe, je crois que c’est ça, et face à l’augmentation des besoins, face à l’inflation, on est autour de 5-6%, face aux annonces du plan Logement D’abord 2 de montée en puissance de ces dispositifs financés par ces programmes, on voit une baisse de 7-8% de ce programme, donc, il y a un souci. Et chaque année, on vote des budgets insincères, dont on sait qu’ils ne seront pas suffisants, et en cours d’année, on s’aperçoit que le ministère, les préfectures versent trop d’argent aux associations par rapport au budget dont elles disposent, et à l’été, on leur dit de baisser la voilure, et cet été, les préfectures ont en effet demandé aux hébergeurs de fermer des places d’hébergement dans les hôtels, des personnes se sont retrouvées à la rue, tout le monde est monté au créneau et ils ont dit : on arrête cette politique. C’est le stop and go qu’on connaît tous les trois mois, qui déstabilise tout le monde, les acteurs, les personnes accompagnées, plus accompagnées, réaccompagnées, perdues de vue… On avait eu une promesse de programmation pluriannuelle de ces financements lors du dernier quinquennat, et on se retrouve en 2023 tous les trois mois à changer de braquet, avant, après… on a l’impression qu’on n’apprend rien des erreurs du passé. Ce n’est pas la faute de Sylvain Mathieu, il aimerait avoir un budget stable, en augmentation, mais la question des enfants à la rue, des personnes refoulées par le 115, des 2,4 millions de ménages en attente de logement social, ce n’est pas vu comme assez prioritaire pour avoir un budget à la hauteur des besoins. On en est encore et toujours là. Sur le logement social, il avait été chiffré, ce besoin d’aide de l’Etat en subventions pour financer des logements sociaux et très sociaux, non seulement, ça n’a pas été fait, et la situation en plus s’est dégradée, depuis, en termes de taux d’intérêt qui ont augmenté, ce n’est pas la faute de l’Etat, mais par rapport à ça, le gouvernement n’a rien annoncé de plus à part une aide à la rénovation énergétique un petit peu augmentée, mais pour soutenir la production HLM, rien n’a été fait. Qu’est-ce qu’on entend ? Le discours habituel, c’est : c’est la faute des élus locaux. Apparemment, en France, depuis 2017, tous les élus locaux se sont mis d’accord pour faire moins de logements sociaux. C’est bizarre, mais bon. On peut se dire aussi que c’est peut-être un peu la faute de l’Etat qui fait des économies sur le monde HLM. 25 000 logements sociaux financés en 2016 contre 85 000 en 2023, et la Caisse des Dépôts prévoit 66 000 dans les années qui viennent juste avec ce qu’on peut faire financièrement avec l’argent qu’on a, et ça, les élus locaux ont leur rôle à jouer, mais l’Etat a vraiment son rôle à jouer aussi. Il y a une équation qui ne sera pas résolue sans travailler là-dessus.

- Nora Ait Hammou : Dans notre région, il y a au moins dix familles qui ont été sorties d’un hôtel parce qu’ils n’avaient pas les moyens de les reloger ailleurs, c’étaient des gens sans papier qui sont sortis. Et je voulais dire aussi que, chez nous aussi, on a des étrangers, malheureusement, qu’on ne peut pas loger dans les grandes villes, donc, on les met dans les milieux ruraux, et le problème, c’est que le milieu rural, il n’y a pas de transport, donc, ces personnes-là se retrouvent isolées de tout, isolées… déjà, il y a le problème des médecins dans le milieu rural. Donc, on ne sait pas comment il faut qu’elles fassent parce qu’elles sont peut-être suivies, mais les gens qui les suivent ne sont pas tout le temps présents parce qu’ils ont tellement de monde à gérer que, voilà, ils se retrouvent… voilà. Sans rien du tout. Voilà.

- Pierre Madec, vous vouliez ajouter quelque chose ?

- Pierre Madec : Un mot sur les moyens, on n’en a pas beaucoup parlé, or, c’est un sujet central. S’il y a un sujet sur lequel on va avoir du mal à faire mieux avec moins, c’est la production de logements abordables et l’accès au logement, parce que les bailleurs sociaux sont confrontés à l’augmentation des coûts comme les privés, le coût du foncier, il y a quelques décotes, mais c’est à peu près le même pour tout le monde, donc, sans aide publique, on n’y arrive pas, et les coupes budgétaires massives, on n’a jamais dépensé aussi peu aujourd’hui pour la politique du logement historiquement depuis qu’on peut consulter ces comptes et ça se traduit par moins de logements produits, donc, il n’y a pas qu’une histoire derrière de : on est très bon et on veut s’améliorer, il y a aussi : on a une contrainte budgétaire et un objectif politique de réduire l’argent dépensé dans le logement en France, politique qui est à l’œuvre depuis des années. L’augmentation des taux, ce n’est pas la faute du gouvernement, mais la RLS, un peu, les APL, un peu, la suppression du Pinel et du PTZ pour 2 milliards, ces 2 milliards, où vont-ils ? Vers des économies budgétaires. Donc, il faut mettre l’Etat face à ces responsabilités, qui dit que c’est les élus locaux, et d’ailleurs, pourquoi décentraliser dans ce cas-là, s’ils sont aussi mauvais ? On a un peu l’impression que l’Etat veut se débarrasser de la question du logement. On a fait des économies et maintenant, on parle de décentralisation, et je suis assez d’accord avec ce qui a été dit sur… à mon avis, il faut faire attention à la décentralisation, il suffit de regarder l’application de la loi SRU qui est un peu une forme de décentralisation où on voit qu’il y a des communes où ce serait bon pour le logement que la politique du logement soit décentralisée et d’autres où ce serait un peu plus inquiétant.

- Pierre Auriel : Il y a deux questions.

- Bonjour. Je suis directrice générale du réseau Intermed, une association qui accompagne vers et dans le soins des publics logés et hébergés, notamment dans du logement social, mais aussi du logement accompagné, dont on n’a pas trop parlé. Sylvain Mathieu en a un peu parlé, dommage qu’il soit parti rapidement, parce que juste un petit témoignage, ce n’est pas forcément une question, mais tout à l’heure, on parlait du sujet du confort, de l’amélioration du confort des logements, et dans le cadre notamment de la politique du Logement D’abord et du plan gouvernemental de traitement des anciens foyers de travailleurs migrants, il y a eu toutes ces rénovations de faites dans ces anciens foyers de travailleurs migrants, où les gens sont aujourd’hui logés dans des unités de vie avec cuisine partagée, sanitaires partagés, un peu passoires thermiques aussi, donc, c’est très bien que tout ça soit mis en œuvre pour que ce soit rénové, à part qu’on se rend compte sur le terrain qu’on a des gens qui du jour au lendemain ne peuvent plus payer leur loyer car suite à la rénovation, ça fait des augmentations. Ça peut paraître très mince, mais c’est des 50 euros de reste à charge, et pour des anciens travailleurs migrants, notamment, ceux qu’on appelle les chibanis, des personnes qui, depuis quarante ans, vivent dans la même résidence, qui ont parfois construit leur foyer dans lequel ils vivent depuis quarante ans, et du jour au lendemain, ils ne peuvent plus payer leur loyer et tout leur système s’écroule, et en particulier la santé, mais je sais qu’on parlera de santé cet après-midi, mais quand on dit que le logement est un point central et que c’est le premier droit pour pouvoir déclencher après d’autres choses, voilà, c’était aussi un petit témoignage de comment, à un moment, s’attaquer au sujet de l’amélioration du logement peut aussi avoir des conséquences… C’est très bien d’améliorer le logement, ces gens vivront dans des meilleures conditions de vie, mais il y a au final quand même une dégradation qui se fait qui n’était pas attendue et ça reste, du coup, un sujet très complexe.

- Je crois qu’il y a une question juste devant avant de donner la parole aux intervenants pour répondre.

- Bonjour. Ma question n’est pas du tout en rapport, je suis désolée, ça fait faire cheveux sur la soupe. Je suis déléguée de l’association Dalo, je veux revenir sur l’étude présentée par M. Madec, notamment la mise en lumière de pas mal de discriminations à l’entrée dans le logement social. Je me suis posé la question à plusieurs reprises et je me demande si des travaux sont en cours dessus, d’anonymiser peut-être, pour des questions de discrimination, peut-être sur les origines, ça peut être une question, mais on pourrait peut-être imaginer un système similaire sur les ressources des ménages, vu qu’il y a une préparation par un service instructeur, de s’assurer que les ménages sont solvables et compatibles avec le loyer en face, c’est un travail qui se fait en amont, mais, du coup, la décision de la Caleol, qu’elle soit faite de manière anonyme pour qu’il n’y ait plus cette mise en concurrence dont vous parliez. C’est une question bien différente, comme vous le voyez.

- Pierre Madec : Je n’y ai pas réfléchi plus que ça, mais ça pourrait être en effet une idée. Après, on ne résoudrait pas comme ça le problème de l’offre de logements abordables, évidemment, puisque le tri serait fait avant et que, par nature, des critères comme le critère du reste à vivre ou le critère du taux d’effort peuvent discriminer à eux seuls l’entrée en commission d’un certain nombre de ménages, mais c’est vrai qu’une fois que les ménages ont été sélectionnés, encore faut-il qu’ils le soient correctement, et de ce point de vue, la cotation peut résoudre un certain nombre de choses, mais je ne suis pas certain que ce soit la solution à tout. C’est-à-dire que, une fois de plus, si on se met à mettre des points sur les niveaux de vie les plus bas, ça veut dire qu’en relatif, on en enlève à d’autres critères. A quels critères on en enlève ? Tout ça est extrêmement compliqué.
Donc, imaginons que ces ménages aient été sélectionnés correctement de par leur solvabilité, on peut imaginer au moment de la commission qu’on n’ait pas accès à leurs revenus, parce que ce n’est pas ce qui compte, et quand on l’a, n’en déplaise… On ne critique pas le parc social en disant ça, on ne dit pas qu’il n’accueille pas les pauvres, mais on dit qu’on a tendance à préférer celui qui gagne 600 que celui qui gagne 500, donc, si on n’avait pas l’information, peut-être que ça pourrait résoudre des choses…

- Nora Ait Hammou : C’est un peu mon cas, je suis actuellement en invalidité et j’avais à peu près 562 euros. Sur la demande de logement social, la personne qui me suivait avait déposé la demande, mais elle a dit : si je dépose la demande de logement, ils ne vont pas l’accepter parce que tu ne touches que 562 euros. Du coup, moi, j’attendais, au niveau de la prévoyance, pour qu’ils puissent me donner un supplément. J’ai attendu et, du coup, je l’ai reçu, et c’est seulement après, quand il a vu que j’avais un peu de revenu, il a pu me faire la demande de logement. Si je n’avais pas un peu plus de revenu au niveau de la prévoyance, aujourd’hui, je n’avais pas de logement, je serai restée un certain temps dans le foyer.

- Hamida Lou-Jayne : Moi, ce n’est pas par rapport au revenu qu’il aurait fallu qu’on fasse l’anonymisation, on a longuement réfléchi à la question, on a fait une audition des membres des Comed des personnes concernées cet été, c’est plutôt le nom et l’origine qu’il aurait fallu anonymiser, parce que malheureusement, ce sont des publics très discriminés. J’aimerais revenir sur un point : Mme Wargon avait fait une promesse sur la fin de la gestion au thermomètre. On ne peut pas le remettre à l’ordre du jour, ça ? Parce que c’est terrible, pour les familles, rester trois ou quatre mois, même pour celles et ceux qui sont sous le coup d’une expulsion, il faut le vivre pour le voir, c’est très traumatisant, donc, peut-être essayer d’enlever cette gestion au thermomètre et résoudre le problème autrement. Et pour les personnes qui sont dans les campagnes, j’ai le souvenir d’avoir participé à un webinaire sur l’université Territoire Zéro Chômeur, qui manifeste le 24 octobre contre une baisse de budget, ils disaient qu’il faudrait peut-être développer plus nos campagnes, il y a du travail à faire, de l’emploi, il faut le créer et aller vers ces zones. La France, il y a tout qui est concentré sur les métropoles et sur ces campagnes, il n’y a rien, donc peut-être développer le transport, le logement. Tout est faisable. Il faudrait réfléchir à la question. C’est tout.

- Pierre Auriel : Merci beaucoup. Il y a quand même un point qui revient en permanence, c’est la limitation de l’efficacité du Dalo, vous y êtes revenus. Le fait d’être Dalo prioritaire, en général, ça augmente considérablement les chances d’accéder à un logement, mais y aurait-il un moyen pour qu’il soit systématiquement respecté ? Comment faire ? A part en construisant énormément de logements sociaux ?

- Pierre Madec : C’est une question rhétorique ! Non, il y a un problème d’offre, une fois de plus. Nous, on montre en effet que le fait d’être prioritaire augmente très fortement la probabilité, mais on part d’une probabilité relativement faible. Si on veut qu’il y ait de la place pour tout le monde, il faut, à un moment, générer de l’offre. Ce n’est pas forcément de l’offre nouvelle ou qu’on va construire du logement social massivement, ça peut être fluidifier le parcours d’un certain nombre de ménages, il y a aujourd’hui un taux de rotation très faible dans le parc social, quasi inexistant sur certains territoires. Si les gens ne bougent plus, même si on construit pareil que l’année d’avant, l’offre ne suit pas à un moment. La construction neuve, ce qui se passe en ce moment, ce n’est pas uniquement une question de riche, des ménages qui ne peuvent pas acheter leur pavillon, mais c’est aussi un problème plus large de parcours résidentiel, ces ménages-là sont peut-être locataires du parc privé ou du parc social, même si l’accession à la propriété y est quand même beaucoup moins importante en partant du parc social, mais il faut intégrer cette question du parcours résidentiel. On peut faire du choc d’offre dans l’ancien, notamment dans le parc social, mais encore faut-il proposer des solutions dans ce parcours résidentiel pour les ménages dans le parc social, mais il n’y a pas de solution magique, la solution viendra de l’offre principalement. Alors… ce qu’on veut derrière ça, si on veut loger tous les demandeurs de logements sociaux, il y a une autre solution, c’est de dire : on casse le thermomètre et ce n’est pas normal que 70% des ménages soient éligibles au logement social, on baisse les plafonds de ressource, on bascule dans un système résiduel et puis on dit : regardez, on a baissé le nombre de demandeurs, il a été divisé par deux. C’est assez facile. Mais si on veut continuer à défendre le modèle du logement social à la française et que tous les ménages prioritaires aient une place rapidement, parce qu’on n’a pas parlé des durées d’attente mais elles sont démentielles sur certains territoires, des gens qui finissent par avoir à la fin un logement social, mais après quinze ans, il y a un moment, il faut gérer cette question de l’offre et puis il y a la question aussi de la volonté politique à développer le parc social. En ce moment, on peut avoir un doute sérieux sur la volonté politique de continuer à avoir un parc social nombreux, accueillant, de qualité. Ce n’est pas certain que tout le monde soit d’accord là-dessus.

- Pierre Auriel : Sur cette conclusion extrêmement optimiste, on arrive à la fin de notre table ronde… ! On reprend nos travaux à 14h. Merci à toutes et à tous d’être présents. Merci à nos intervenants et y compris Sylvain Mathieu d’avoir été là, et on… Pardon ? A 13h30, pardon, on recommence à 13h30 ! La pause déjeuner sera un peu plus courte. Merci beaucoup et à bientôt.

Il y a un déjeuner en mode buffet à l’extérieur, à l’étage, où vous avez peut-être pris un petit café ce matin. Passez à l’étage pour discuter autour du buffet.


(Pause déjeuner)


- Je vais vous proposer de commencer cet après-midi dans la suite du colloque et des propos et échanges qu’on a déjà eus ce matin autour du logement notamment, et on a déjà aperçu les liens qu’il y avait entre le logement et les questions de santé, ce qui vient illustrer la question de l’interdépendance des droits, à la fois soulevée par la Défenseure des droits et Nicolas Duvoux ce matin. Avant d’enchaîner la table ronde, on va vous présenter la vidéo faite autour de ces questions de santé. Je vous laisse découvrir une vidéo d’une personne en Dordogne qui, après un premier passage à l’hôpital assez insatisfaisant va devoir y retourner pour enfin y être bien prise en charge. Ça illustre un parcours de soins fragmenté. Je vous laisse écouter la vidéo avant la table ronde sur les questions de santé.

(Vidéo)


Je vais appeler les personnes de la table ronde santé à me rejoindre. Vous avez vu dans cette vidéo à la fois le témoignage d’un patient au parcours bousculé qui pointe les insuffisances, évidemment, au niveau hospitalier, mais qui montre aussi l’engagement de certains personnels du milieu médical qui se battent y compris parfois contre des règles abusives. Je vous en prie, asseyez-vous autour de la table. Le directeur de la CNAM, Thomas Fatôme, va nous rejoindre. Il nous a prévenus il y a quelques jours qu’il aurait du retard, il enchaîne deux réunions, mais il va arriver le plus rapidement possible, j’espère, peut-être autour de 14h, et on pourra lui poser quelques questions. Avant de laisser la parole à mes différents intervenants, je souhaitais, parce qu’on va avoir une table ronde qui est quand même concentrée, la question de santé est extrêmement large et vaste avec de multiples acteurs, ne serait-ce que du côté des soins, il y a des choses qui dépendent du Département, des villes, du ministère de la Santé, de la CNAM. Il y a beaucoup d’acteurs. Donc, faire un petit point de contexte, parce que nous, on va surtout parler de soins de proximité et de soins primaires, mais pour qu’on comprenne dans quel contexte ça s’inscrit et comment les difficultés aussi d’accès aux droits dont on va parler ici en matière de santé s’articulent à des problématiques plus importantes. D’abord, un peu dans le sillage des informations que nous a rappelées Nicolas Duvoux ce matin sur les enjeux d’inégalité, parler d’inégalités de santé et du fait en l’occurrence que les personnes en situation de pauvreté ont des problèmes de santé plus importants que le reste de la population et donc des besoins de santé plus importants. Il y a de multiples facteurs qui expliquent ces inégalités de santé, les habitudes de vie, le travail qu’on fait ou qu’on n’a pas et d’autres facteurs culturels et économiques, l’exposition également environnementale, tout ça contribue aux inégalités de santé qui s’expriment dès l’enfance. Pour vous donner quelques risques, quelques exemples : la DREES en 2022 constatait davantage de maladies chroniques chez les personnes aux faibles revenus, davantage également de risques d’accidents professionnels chez les ouvriers, une surexposition aux troubles dépressifs chez les personnes à faible niveau de vie, et on a parlé ce matin de la charge mentale qui va avec l’insécurité au niveau des droits, une part également des personnes en situation d’obésité qui diminue quand le niveau de diplôme et le niveau de vie augmentent, et on retrouve ces chiffres chez les plus jeunes enfants avec des parcours de vie derrière entachés quand il n’y a pas de prise en charge sur ces questions-là. Et un autre exemple, un dépistage très inégal par exemple en matière de cancer totalement corrélé au niveau de vie, et on voit la perte de chance derrière que cela entraîne. Si on prend au final juste un indicateur en matière d’inégalité de vie, qui est l’espérance de vie, en bonne ou mauvaise santé, quand on est cadre, à 35 ans, on a une espérance de vie pour un homme de 47 années supplémentaires et de 51 années pour les femmes. Et si on regarde du côté des ouvriers, c’est respectivement six ans et deux ans de moins, et surtout, cette espérance de vie qui est moindre se double de davantage d’années en incapacité et de davantage de limites fonctionnelles et donc de capacité aussi à se maintenir par exemple dans l’emploi, mais pas seulement. Donc, il faut avoir en tête quand même ce besoin de santé qui est aussi plus important au niveau de cette population, et évidemment, des enjeux de prévention très importants.
Deuxième point avant de laisser la parole à mes intervenants, que je voulais rappeler, parce qu’on ne va pas pouvoir discuter de l’ensemble des problèmes, mais avoir en toile de fond ce contexte de crise du système de santé, c’est important, parce qu’il fragilise l’ensemble des acteurs avec notamment des situations de reports de charges sur les autres acteurs et à la fin un impact important en termes de santé pour les personnes. Je ne vais pas revenir dans les détails. On connaît maintenant assez bien, c’est relayé beaucoup dans les médias, l’engorgement des urgences et la crise plus générale que rencontre l’hôpital public. Moi, je voulais insister notamment sur la déshérence de la psychiatrie dont on parle parfois trop peu avec une baisse entre 2008 et 2019 de 5000 lits dans le secteur public de la psychiatrie, et notamment pour les enfants et les jeunes, la pédopsychiatrie est vraiment en crise extrêmement grave, et on voit monter les problèmes de santé mentale des jeunes et des enfants, le Défenseur des Droits l’avait d’ailleurs souligné dès 2021 dans son rapport annuel dédié aux droits de l’enfant dédié à la santé mentale. C’est un sujet qu’on n’abordera pas forcément massivement dans la table ronde, mais c’est un sujet qu’il faut absolument garder en tête. Et, enfin, un dernier chiffre également en matière de renoncement aux soins, quels sont les effets en matière de renoncement aux soins ? Une personne sur quatre a renoncé au soin au cours de l’année, mais pour les personnes plus pauvres, c’est plus important comme taux avec des effets de perte de chances mais aussi des effets sur le système qui doit prendre en charge des personnes plus malades avec des coûts et des temps plus longs d’intervention derrière à défaut de les avoir pris dès le début. Dernier point : dans un contexte de vieillissement de la population, on est évidemment extrêmement alarmé par la situation des EHPAD. Dans son rapport au mois de mai 2021, le Défenseur des Droits a défendu des enjeux de ratios minimaux d’encadrement, c’est à mettre en lien aussi avec la crise de la prise en charge à domicile avec des prises en charge insuffisantes, discontinues et du personnel qui manque partout. Les associations comme l’AFM Téléthon et l’APF France Handicap notamment sont montées au créneau ces derniers jours pour souligner combien cette crise de l’aide à domicile entraînait une forme de mise en danger de la vie d’autrui. C’est donc à avoir en tête, dans ce contexte de vieillissement de la population et de manque de personnels médicaux, paramédicaux et dans le secteur de l’aide à domicile ou des EHPAD. Ce contexte qui montre bien les secteurs en crise et comment ces questions s’aliment tracé, on va pouvoir aborder plus précisément la question de l’accès aux soins dit primaire et notamment la question des soins de proximité. Pour parler de ce sujet, je vais me tourner, ça va me permettre de vous les présenter en même temps, vers Joyce Sultan, qui est économiste à l’Institut des politiques publiques de l’Ecole d’économie de Paris qui est une des chercheuses qui a travaillé sur une étude financée par le Défenseur des Droits, la DREES et la Direction de la Sécurité sociale autour des refus de soins, qui a été publiée en mai dernier. Vous avez des exemplaires disponibles dans les couloirs si vous le souhaitez. On va bien sûr parler de refus de soins et de refus de soins discriminatoires plus tard, mais on sait en premier lieu qu’il y a beaucoup de Français aujourd’hui qui n’ont pas de médecin traitant, ce qui pose un gros problème en matière de parcours de soins, ça représente 11% de la population, 6 millions de personnes, et l’étude que vous avez réalisée avec vos collègues nous dit déjà des choses sur ces difficultés d’accès à un médecin traitant. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

- Joyce Sultan : Bonjour à toutes et à tous. Je vais profiter de ce moment pour vous remercier de me donner l’opportunité de présenter les résultats de cette étude et également de remercier les institutions financeuses, le Défenseur des Droits et le ministère de la Santé. On a mis en place un testing à l’Institut des politiques publiques. C’est une méthode qui permet de mesurer les discriminations et qui est couramment utilisée en sciences sociales pour dire s’il y a discrimination, notamment dans le cadre du marché du travail. Donc, là, ce qu’on a fait, c’est qu’on a appliqué cette méthode mais dans le cadre de mesures du refus de soins discriminatoire dans le système de santé. Cette méthode prend tout son sens parce que mesurer un refus de soin discriminatoire, ce n’est pas finalement si facile, quand un médecin refuse explicitement une personne au titre qu’elle est trop âgée, qu’elle est bénéficiaire d’une certaine prestation ou qu’elle est ceci ou cela, la discrimination est explicitement formulée, mais, dans la majorité des cas, les médecins refusent des patients en invoquant des raisons qui sont parfaitement légitimes. Et, donc, pour mesurer vraiment finement les discriminations qu’on a appelées des discriminations implicites, on met en place cette méthode pour pouvoir comparer systématiquement des taux d’obtention de rendez-vous entre différentes populations.
Et, donc, pour pouvoir répondre un peu plus en détail à votre question, donc, là, ce qu’on montre ici dans le graphique, c’est le taux d’obtention des personnes qui sont sans risque de discrimination. C’est ce qu’on a appelé dans l’étude les patients de référence. Donc, ce qu’on voit ici, et je vais vous montrer après les taux d’obtention de rendez-vous pour les autres populations qu’on a étudiées dans l’étude, donc, ce qu’on voit ici, et c’est un constat qu’on n’avait pas forcément… enfin, qui nous a paru très frappant, c’est que le taux d’accès aux soins est relativement très faible, en tout cas dans les trois spécialités qu’on a testées ici, donc, à la fois les médecins généralistes, les ophtalmologues et les pédiatres, et grossièrement, ce que disent ces barres, c’est que, pour avoir un rendez-vous chez un généraliste, en fait, on en obtient un dans 42% des cas, moins d’un cas sur deux. Les ophtalmologues, c’est un peu plus élevé, mais on voit que ça se fait au prix de délais plus longs. Et, donc, le constat qu’on peut faire à travers ce graphique, c’est qu’en 2022, au moment de la collecte des données, en France, obtenir un rendez-vous vraiment très simple pour un motif qui n’est pas urgent, c’est très compliqué. Et, donc, le deuxième graphique, c’est celui-ci. C’est donc celui qui vous montre les délais de prise en charge. Ça, c’est conditionnellement au fait d’avoir obtenu un rendez-vous, on va vous dire en fait quel est le nombre de jours entre la date de l’appel qui a été effectué et la date du rendez-vous qui a été proposée. On voit ici que, en fonction des trois spécialités qu’on a étudiées, ces délais sont relativement variables, mais, dans la majorité des cas, pour obtenir un rendez-vous chez un généraliste, il y a 50% des rendez-vous qui sont proposés en quatre jours. Cette médiane est beaucoup plus élevée chez les ophtalmologues, environ un mois, et deux semaines pour les pédiatres. On voit que l’amplitude temporelle varie beaucoup, on a des distributions vraiment très à droite, il y a des médecins qui donnent des rendez-vous tout de suite et d’autres très longtemps après l’appel.
Voilà ce que je peux dire.

- Sarah Benichou : Merci beaucoup. Déjà, cette étude nous a confirmé la difficulté d’accéder à un médecin ou à d’autres spécialistes, quels que soient son statut, son revenu, sans qu’aucune de ces « barrières » ne puissent intervenir. Ça fait sans doute écho à la pénurie de personnels médicaux et de soins de proximité. Je me tourne tout de suite vers le docteur Denantes qui nous fait le plaisir d’être là, qui est médecin généraliste et qui exerce à la maison de santé Pyrénées Belleville Paris et présidente du pôle santé des Envierges et membre de la Communauté professionnelle territoriale de santé. Et moi, la question que je voulais vous adresser : on voit là les difficultés tout simplement d’accéder à un rendez-vous, et je voulais vous parler des difficultés financières qui venaient s’ajouter finalement aux difficultés qu’on a aperçues à travers ces premiers résultats du testing, vous interroger sur les difficultés financières que peuvent rencontrer les personnes en situation de précarité et de pauvreté, notamment vos patients, dans leur accès aux soins et à un suivi médical.

- Mady Denantes : Bonjour à tous. Oui, tous les jours, en consultation, nous rencontrons des personnes qui ont un obstacle majeur à l’accès aux soins. Et ce sont des personnes qui n’ont pas d’assurance maladie complémentaire. Donc, juste un petit rappel rapide : en France, la majeure partie des soins est prise en charge par la Sécu, assurance maladie obligatoire, qui est une assurance solidaire. C’est-à-dire une assurance où vous cotisez en fonction de vos revenus et vous recevez en fonction de vos besoins. Mais une petite partie, une toute petite partie n’est pas prise en charge par la Sécu et vous devez prendre une complémentaire, ça peut être un institut de prévoyance, une assurance privée ou une mutuelle. Ces assurances complémentaires ne sont pas solidaires, qu’elles s’appellent assurances privées ou mutuelles, elles ne sont pas solidaires, si vous êtes vieux, vous payez plus cher. Votre mutuelle ne vous a jamais demandé votre fiche de paye. Donc, elle n’adapte pas votre cotisation à votre salaire. Et, donc, qui sont ces personnes sans complémentaire santé ?
Elles sont 4% de la population, et ça fait 2,5 millions de personnes. La loi oblige aujourd’hui tous les salariés à avoir une complémentaire santé. Donc, qui ne va pas avoir de complémentaire santé ? Tout de suite un focus sur les chômeurs. Un chiffre énorme, j’ai plein de chiffres à vous donner, mais je réduis : 20% des chômeurs entre un et deux ans n’ont pas de complémentaire santé.
Donc, il y a un vrai problème avec cette complémentaire santé non solidaire que tout le monde n’a pas. Pour les personnes qui sont très pauvres, il y a la complémentaire santé solidaire, la CCS, qui avant s’appelait CMU. Bonjour.
Tout ça, vous connaissez bien ! Je reprends. La complémentaire santé solidaire, avant, s’appelait la CMU complémentaire. Et cette complémentaire santé solidaire, c’est une bonne complémentaire, parce que quand je vous ai présenté ces complémentaires santé, j’ai oublié de vous dire que, après, on choisit. Si on en prend une bonne, on est bien couvert. Si on en prend une pas chère, on est mal couvert. Contrairement à l’assurance maladie, la Sécu, qui est une assurance solidaire où vous cotisez en fonction de vos revenus et où vous recevez en fonction de vos besoins. C’est cette solidarité qu’il n’y a pas dans les assurances complémentaires. Donc, la complémentaire santé solidaire, c’est une bonne complémentaire. Le problème, c’est le non-recours. Un seul chiffre, et là aussi, j’en aurais plein, mais un seul : 67% de non-recours à la complémentaire santé solidaire avec participation. C’est quoi, un système où il y a 67% de non-recours ? Très vite, parce que j’ai une solution, que je vous propose, c’est la Sécu à 100%. La Sécu à 100%, ça règle tous les problèmes !
Ça règle tous les problèmes que je viens de parcourir avec vous. Il n’y a plus de non-recours puisque tout le monde a la Sécu à 100%, il n’y a pas besoin de faire de dossier compliqué sur ordinateur pour avoir la CSS. Plus de chômeur entre un et deux ans, ils sont 20% à ne pas avoir de complémentaire santé, mais comme tout le monde est à la Sécu à 100%, pas de souci, et plus d’effet de seuil. C’est une proposition qui a été présentée par le Haut Conseil pour l’Avenir de l’assurance maladie, qui est soutenue par des gens très savants et soutenue aussi par le Conseil pour la Refondation, le CPPRS, une association de professionnels de santé et d’usagers.
Juste pour terminer sur cette proposition, les économistes de la santé nous disent qu’en plus, on fera des économies car les frais de gestion des complémentaires santé qui sont une toute petite partie des prises en charge santé sont supérieures aux frais de gestion de la Sécu, et la Sécu prend en charge bien sûr une enveloppe bien plus importante. Ça règle donc plein de problèmes et ça fait des économies, il faut y aller.

- Sarah Benichou : Ce qu’a souligné le Docteur Denantes, c’est l’ampleur du non-recours et des personnes qui ne sont pas couvertes avec, en tête, évidemment, tout ce qui est reste à charge, on pense bien sûr aux fameuses franchises médicales et un certain nombre de déremboursements, mais il faut aussi avoir en tête le coût, vous l’avez rappelé, d’un certain nombre de radios, de tests, d’hospitalisations avec des sommes très importantes en termes de dette pour les personnes non couvertes par ce système de complémentaire.
Je vais tout de suite me tourner vers M. Dominique Virlogeux. On a vu les difficultés d’accéder à un médecin, les difficultés financières qui pèsent et s’ajoutent sur les personnes les plus pauvres notamment, et vous allez, vous, nous parler, à travers les personnes et les acteurs que vous rencontrez, des difficultés que vous rencontrez sur votre territoire, parce que vous êtes, Dominique Virlogeux, une personne concernée par ces questions, et vous êtes impliqué au CNLE, je ne répète pas les acronymes dont on a parlé ce matin, au CRPA, membre également de la Haute Autorité de Santé et de l’association France Asso Santé, et vous êtes basé à Rouanne, donc, vous avez une vision sur les difficultés notamment de non-recours que peuvent rencontrer les personnes que vous êtes amené à croiser dans toutes vos activités extrêmement nombreuses comme je viens de le signaler.

- Dominique Virlogeux : Bonjour à toutes et à tous. Je suis témoin de grandes difficultés, le plus complexe va être notamment la dématérialisation, je n’arrive jamais à le dire… comme obstacle, avec les codes Ameli. Au bout de deux ans, vous n’utilisez pas votre code Ameli, c’est redonné à quelqu’un d’autre, soi-disant, ils envoient un courrier, mais ils ne l’envoient jamais. Les dossiers comme la MDPH, changer de région, il faut refaire un dossier à la MDPH, ces difficultés s’ajoutent au manque de personnel médical et contribuent beaucoup au non-recours. Cette dématérialisation de la pratique emporte des risques majeurs d’exclusion de certaines populations en l’absence de matériel ou de maîtrise des outils numériques, illettrisme ou barrières des langues, comme l’a rappelé la Défenseure des droits avec ses rapports de 2019 et mars 2022. Même pour la distribution alimentaire, il faut attester de son affiliation via des documents. On a honte et on pense qu’il y a toujours plus malheureux que soi. Rappeler que si on ne s’occupe pas des problèmes de santé mentale ou d’autres problèmes chroniques, si l’on tarde à prendre en charge avec un vrai suivi, car en hôpital psychiatrique, vous n’avez pas de suivi médical, quand vous avez des médicaments assez lourds à prendre, cela peut dégénérer, mettre en péril l’insertion, le maintien ou l’accès au logement et déboucher sur des situations dramatiques.

- Sarah Benichou : Merci beaucoup. Vous pouvez l’applaudir, oui.
Vous nous avez parlé là des problèmes avec l’informatique, les codes Ameli, les dossiers à refaire toujours et encore et y compris à nouveau sur ordinateur, tout ça prend du temps et tout ça demande notamment des accompagnements par les travailleurs sociaux, et qui manquent sur le territoire, vous m’en avez parlé également. Je reviendrai vers vous avec une deuxième question. Et on va tout de suite pouvoir parler, on a donc là déjà dressé un petit panorama avec quelques leviers indiqués par certaines, et on va pouvoir parler maintenant des refus de soins discriminatoires, donc, le cœur de l’étude qui a été conduite et rendue publique en mai dernier. On avait déjà des études précédentes qui montraient des difficultés, à l’époque sur la nomination CMU, et vous allez nous parler maintenant des refus discriminatoires en matière de CSS et à l’encontre aussi des bénéficiaires de l’AME.

- Joyce Sultan : L’étude devait mesurer les refus de soins discriminatoires pour les personnes bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire ou de l’aide médicale d’Etat. L’aide médicale d’Etat, c’est une prestation sous conditions de ressources pour des personnes qui sont en situation irrégulière sur le territoire, elle ressemble beaucoup à la CSS, car c’est les mêmes seuils de revenus, à ceci près que les personnes qui ont l’AME accèdent à une Sécu et celles qui ont la complémentaire santé solidaire accèdent à une complémentaire et sont déjà couverts par le système général.
Je vais dire tout ça à l’oral… nous, ce qu’on a montré dans l’étude, c’est d’une part, comme je l’ai dit précédemment, l’accès aux soins était très difficile pour des personnes qui n’étaient pas à risque de discrimination, mais ce qu’on voit sur ce deuxième graphique, c’est que les personnes représentées par les petites barres bleues, les personnes qui se sont présentées au téléphone comme étant bénéficiaires de l’AME, ils avaient une grosse difficulté, une difficulté supplémentaire pour obtenir un rendez-vous auprès d’un généraliste, d’un ophtalmo ou d’un pédiatre. Je mentionne ces spécialités, il y a peut-être un petit effet d’échelle qui est un peu trompeur, la discrimination qu’on a constatée était transversale à toutes les spécialités étudiées dans l’étude, mais il y a une amplitude un peu différente en fonction des spécialités, des écarts notamment plus importants parmi les ophtalmologues et un peu moins chez les pédiatres et les généralistes. Donc, ça, c’est vraiment le cœur de notre étude, donc, c’est une discrimination très forte à l’égard des personnes se présentant comme étant bénéficiaires de l’aide médicale de l’Etat, et on a montré que cette discrimination, en fait, elle est le fait à la fois de praticiens ou de praticiennes, de médecins en secteur 1 et en secteur 2, et elle s’applique à des patients qui se présentent comme étant féminins ou masculins. Et donc, ce qu’on voit aussi sur ce graphique et qui est un résultat qui est très important, parce que ce que je n’ai pas dit dans la première partie, c’est qu’on s’inscrit dans la continuité d’une précédente étude financée par le Défenseur des Droits également qui avait pour objectif avec la même méthode de mesurer l’accès aux soins des personnes bénéficiaires des prestations remplacées par la CSS en 2019, et elle montrait qu’il y avait des taux de discrimination très importants à l’égard de ces personnes. Trois ans après, des personnes se présentant comme bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire, qui est vraiment à peu près la même prestation que la CMU-C et l’ACS, là, il n’y a pas d’écart entre les personnes qui se présentent sans aucune prestation et ces personnes-là. Donc, ils sont représentés par les barres orange et jaunes. C’est un constat qui est quand même relativement frappant et ça nous fait un peu nous poser deux types de questions : d’abord, comment peut-on expliquer l’absence de discrimination à l’encontre des personnes qui ont la CSS ? Les leviers d’action a priori, je pense qu’on peut en parler, qu’on a mis en exergue dans le rapport, c’est qu’autour de la CSS, il y a tout un écosystème et un environnement qui a été très, très favorable, notamment du fait de la généralisation du tiers payant et du fait que de plus en plus de médecins acceptent de pratiquer le tiers payant parce que, quand on reçoit une personne qui est à la CSS, on ne peut pas lui faire payer sa consultation, il y a un tiers payant qui est obligatoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est qu’il y a quand même un système qui est beaucoup plus favorable pour les médecins quand ils reçoivent les personnes qui ont la CSS. C’est donc un petit peu moins le cas… Désolée, j’ai perdu le fil de ma phrase ! On va passer à la deuxième question qu’on se posait. Maintenant, ce qui est assez marquant, c’est de se dire : pourquoi les personnes qui ont l’aide médicale de l’Etat sont très discriminées en France en 2022 contrairement aux personnes qui ont la CSS ? Pour ça, on a des hypothèses, qu’on n’a pas vraiment pu tester dans l’étude, mais que je vais quand même vous présenter. Premièrement, on a potentiellement une discrimination par goût, ça, c’est le mot pour dire que, potentiellement, il y a des biais racistes, parce que les personnes qui ont l’aide médicale de l’Etat sont forcément étrangères. C’est quelque chose qu’on n’a pas pu tester, on aurait bien voulu le faire. Dans la précédente étude, ils testaient l’accès selon l’origine et ils montraient qu’il n’y avait pas tant de différence que ça, qu’il n’y avait pas une discrimination liée simplement au critère de l’origine ethnique. Le deuxième facteur qu’on a en tête un peu en tant qu’économistes, c’est que, potentiellement, il y a une discrimination qu’on appelle statistique. Ça ne veut pas dire qu’elle est plus légitime, mais ce que ça veut dire, c’est que, potentiellement, les médecins anticipent des consultations un peu plus compliquées avec des personnes qui ont l’aide médicale de l’Etat parce qu’elles parlent peut-être un peu moins bien le français ou pourraient moins bien exprimer leurs besoins. C’est quelque chose qu’on n’a pas pu tester mais qu’on met sur la table. Ce qu’on montre en tout cas, nous, de manière peut-être pas très probante, mais ce qu’on met en tout cas en avant, c’est le fait que, contrairement aux patients qui ont la CSS, les personnes qui ont l’aide médicale de l’Etat n’ont pas de carte Vitale, donc, ils se présentent dans une consultation. Le médecin doit leur appliquer le tiers payant, et souvent, en fait, pour se faire rembourser, le médecin doit faire une télétransmission en mode dégradé, c’est un mot un peu technique, mais potentiellement, le levier qu’on avait envie de mettre un petit peu en avant dans le cadre de cette table ronde, c’est de dire que, si on lève les obstacles administratifs qui entourent en tout cas le fait de recevoir certaines personnes, ça pourrait peut-être diminuer un petit peu la discrimination qu’on constate à l’encontre de ces personnes.

- Sarah Benichou : Le Défenseur des Droits s’est beaucoup mobilisé sur ces questions de refus de soins. Vous avez parlé de la première étude qui avait été financée. On avait, derrière, élaboré des outils notamment pour aller à la rencontre des Ordres des médecins, notamment, mais pas seulement, des Ordres des différents spécialistes, on a été en réunion et en commission avec eux pour qu’ils construisent des outils plus clairs pour communiquer auprès de leurs adhérents, les praticiens, pour leur dire que les refus de soins sont illégaux et rappeler les sanctions, et que, derrière, ils mettent éventuellement en place des sanctions au niveau disciplinaire quand des refus de soins sont constatés. Et on a vu, depuis, la communication notamment de l’Ordre des médecins évoluer, notamment, on peut espérer aussi que les résultats sur la CSS sont aussi le résultat de cette mobilisation, qui fait clairement encore un peu défaut sur l’AME, et là, on va dans le même sens au niveau du Défenseur des Droits que votre analyses, je me permets de rappeler les recommandations de l’Institution porte sur l’AME : d’abord le maintien de l’AME dans le contexte des polémiques qu’on entend sur la question, ça nous semble évidemment vital en termes de prise en charge des soins de ces personnes. Et, derrière, des enjeux de santé publique que ça cause. Le Covid nous l’a démontré légèrement, c’était il n’y a pas si longtemps, on peut s’en souvenir de l’importance pour ces personnes et pour toute la société que les soins soient apportés. Les recommandations de la Défenseure des Droits en ce qui concerne l’AME, c’est de reconsidérer la dualité assurance maladie et aides médicales et, à défaut, de créer pour les bénéficiaires de l’AME une carte numérique pour lever les obstacles notamment administratifs dont vous avez parlé. Ça reste d’actualité, même s’il faut évidemment maintenir cette AME, c’est essentiel, et on le rappellera dans le prochain avis sur le projet de loi immigration dans sa deuxième version qui contient cette idée de suppression ou de très forte limitation de l’AME. Merci de nous rejoindre, Monsieur Fatôme, beaucoup moins en retard que prévu ! Merci, vous êtes le directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie, la CNAM. On a encore rendu, au Défenseur des Droits, l’année dernière par exemple, des décisions qui constatent des refus de soins discriminatoires où on recommande des sanctions disciplinaires, je crois que c’était d’un gynécologue et d’un chirurgien-dentiste, de tête, et je viens un peu vous embêter pour vous demander quelle réponse apporte l’assurance maladie à ces refus de soins qui sont établis ? Même si on a noté quelques avancées. Est-ce qu’il n’y a pas un enjeu de lisibilité des voies de recours aussi pour les personnes qui y sont confrontées, et que pensez-vous des recommandations qu’on peut formuler notamment en matière d’AME ? Merci à vous.

- Thomas Fatôme : Merci et toutes mes excuses pour ce retard, même s’il est moins important. Je tenais à participer à cette table ronde, merci, Madame la Défenseure des droits, de cette invitation. Je vais en venir à vos questions, mais pour repartager des éléments généraux, d’abord, redire la volonté de l’assurance maladie d’être dynamique et motrice sur les problématiques d’accès aux droits, d’accès aux soins, c’est des engagements qu’on a pris dans la convention d’objectifs et de gestion qu’on a signée avec l’Etat, la problématique de l’accès aux droits et de l’accès aux soins fait partie des six axes prioritaires. Ce sujet-là, il est pour nous extrêmement important.
Deuxième élément, peut-être un petit paradoxe, entre guillemets : l’étude que vous avez présentée très rapidement le montre un peu, d’ailleurs, le contexte actuel est celui de tensions fortes dans le système de santé, de difficultés d’accès aux médecins traitants, presque pour tout le monde, on mesure en tout cas cette tension-là, une démographie médicale qui diminue et plus de patients âgés, en affection de longue durée, une demande de soins qui augmente et cet effet de ciseaux qui pose difficulté et qui justifie d’ailleurs la mobilisation de l’assurance maladie, je le dis au passage. C’est le plan d’action qu’on déploie depuis le mois de février sur trouver un médecin traitant aux personnes qui sont en affection de longue durée, les malades chroniques, on avance, on avait communiqué le chiffre de 50 000 personnes qui avaient trouvé un médecin traitant grâce à nos actions en juillet, on fera un nouveau point de situation avant la fin d’octobre. Partager ça également. Et se dire aussi que, moi, je trouve ça quand même satisfaisant de voir qu’il y a des choses qui, quand même, progressent, même si, encore une fois, l’environnement général est difficile, et personne ne va dire que l’accès aux soins, globalement, aujourd’hui, est plus facilement qu’il y a dix ans. Il y a de la démographie qui explique ça et c’est un défi qu’il faut surmonter. Mais les bénéficiaires de la CSS, se dire que, globalement, ils ne souffrent pas, je prends beaucoup de précaution, ne souffrent pas de discrimination majeure par rapport aux autres, c’est quelque chose dont il faut se réjouir et ce n’est pas le fruit du hasard, votre mobilisation, la nôtre, avec l’Ordre des médecins et les professionnels de santé sur le terrain, et également, il y avait des refus de soins qui sont inexcusables, mais la charge administrative, c’est important de se le redire aussi, ne pas mettre le fardeau sur l’administration, il n’y a pas de bonne raison de refuser les soins, mais quand même, le fait qu’on ait fusionné l’ACS et la CMU dans une seule et même prestation, le fait qu’on ait mieux construit un système de vérification des droits, je ne rentre pas dans les détails, de mise en œuvre du tiers payant, ça fait que c’est plus facile entre guillemets pour les médecins. Et encore une fois, avec tout ce qui a été fait en termes de communication, d’information sur le droit des patients à la CSS, ça s’est diffusé et installé, et au passage aussi, je souligne qu’on travaille fortement sur l’accès à la CSS, sa simplification. Le gouvernement a pris des mesures également d’automaticité d’accès pour les bénéficiaires du RSA, et on le voit dans nos chiffres, ça fonctionne, présomption pour les nouveaux bénéficiaires de la SPA, il y a aussi des mesures dans le projet de loi de financement 2024, donc, on continue. Et le non-recours au droit à la CSS est un truc un peu compliqué, il est réel et trop important, je partage ça avec vous. C’est aussi une prestation, la seule qui est « gratuite », rien n’est gratuit, mais sans participation financière, là, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait un non-recours. Quand c’est quelque chose qu’on demande à la personne qui a besoin de faire une partie de la charge financière, il va payer moins cher sa complémentaire santé, c’est plus compliqué, et le non-recours est plus délicat parce que ce sont des arbitrages individuels. On pousse beaucoup pour dire aux gens : même si vous mettez un peu d’argent chaque mois et même si ce sont des montants non négligeables au vu de vos revenus, faites-le. Ce n’est pas une prestation sans participation, par contre, c’est un peu différent. Sur le sujet du refus de soins, par définition, je redis la détermination de l’assurance maladie à faire différentes choses : travailler notamment avec les ordres professionnels et vous sur l’information, la communication vis-à-vis des assurés, des patients, sur l’existence des voies de droit, la médiation, la conciliation, essayer de mieux faire connaître. On le sait. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, nous, assurance maladie, on reçoit peu de sollicitations. Et on pourrait se dire entre guillemets que c’est rassurant parce que les phénomènes n’existent pas, mais on sait que ce n’est pas totalement vrai. C’est pour ça qu’on a aussi avancé avec l’ordre sur le fait de rappeler, c’est pour ça que, sur ameli.fr, vous trouvez normalement le formulaire de déclaration, qui n’est pas obligatoire, on a réalisé des documents pédagogiques, des affiches à mettre dans les cabinets, etc. Ce sujet, qui est un sujet qui n’est… ce n’est pas une seule mesure qui va faire de la communication des assurés, mais il est important d’approfondir parce que ce qui remonte ne traduit vraisemblablement pas l’ampleur du phénomène et les études menées régulièrement de testing, même si, parfois, d’autres partenaires n’aiment pas ça, il faut continuer à les faire parce que ça nous donne à un moment donné un thermomètre qui ne suffit pas, en tout cas, pour nous, sur ce qu’on a.
Après, notre sentiment à nous, c’est que, dès lors qu’on est saisi, on est mobilisé. Les médiateurs, les équipes des caisses savent que ce sont des sujets importants, voilà, mobiliser des commissions de conciliation, travailler avec les ordres… J’ai le sentiment que, de ce point de vue-là, on n’est pas en défaut de réactivité, mais c’est vrai que, voilà, on a quelques centaines de sollicitations par an, c’est très faible, et on est ouvert à des améliorations. Il y a des réunions récurrentes avec les ordres et en lien avec vous pour éprouver les dispositifs. Un dernier point sur l’AME, d’abord redire que l’assurance maladie est attachée au maintien d’un dispositif permettant de prendre en charge les patients en situation irrégulière, l’AME existe, on n’en définit pas les contours, on ne le finance pas, mais on en en est les gestionnaires et on essaie de gérer cette prestation de manière rigoureuse comme les autres prestations, mais pour nous, c’est un élément de prise en charge avec aussi des impacts en termes de santé publique qui sont importants. Est-ce que la charge administrative d’un professionnel de santé qui reçoit un bénéficiaire de l’AME est plus important que pour un bénéficiaire de la CSS et un autre assuré ? Probablement, oui. Pardon de le dire aussi, ne la surestimons pas. Un flux dégradé, ce n’est jamais qu’une télétransmission sans carte Vitale. Et ce que l’assurance maladie demande aux professionnels, c’est d’envoyer la feuille de soins pour vérifier qu’il y a eu une consultation. Sinon, ce n’est pas compliqué, on n’a pas de carte Vitale, on ne sait pas si le patient était là. Les fraudes existent dans tous les domaines malheureusement d’activité. C’est vrai que les médecins n’aiment pas ça, ils n’aiment pas nous envoyer des papiers, on n’aime pas non plus les traiter, enfin, c’est notre boulot mais ça nous fait de la charge. Un truc simple pour ceux qui connaissent bien le système de santé, on a un système qui s’appelle Score chez les pharmaciens, ils nous envoient ainsi des scans d’ordonnance, on est en train de déployer ce système pour les médecins qui va leur permettre non pas de nous envoyer du papier trois mois après, mais de scanner leur feuille de soin papier qui témoigne de la consultation. C’est tout bête, mais ça fait partie, et vous savez que les médecins ont parfois la dent dure en ce moment avec l’assurance maladie, et ils ont souligné à quel point c’était un progrès simple pour leur faciliter la vie. On essaye de faire ça. Encore une fois, le débat est légitime, mais faisons attention parce qu’on finit par dire que c’est normal de ne pas prendre en charge un patient qui est à l’AME, je sais que ce n’est pas votre cas, mais faisons attention quand même. Après, je vais un petit peu botter en touche : aujourd’hui, les bénéficiaires de l’AME ne sont pas des assurés sociaux, c’est la loi qui le dit, ils ne bénéficient pas d’une carte Vitale parce que ce ne sont pas des assurés sociaux. Accessoirement, ce sont des bénéficiaires d’une prestation sur laquelle il y a des mouvements évidemment beaucoup plus importants que les assurés, le bénéficiaire de l’AME l’est pendant deux ou trois ans, donc, ça pose des questions de gestion si on devait avoir une carte numérique, etc., parce que votre carte Vitale, en 2004, on nous disait que les cartes sans photo n’allaient plus marcher, il y en a encore qui marchent, il n’y a pas besoin de les renouveler. Ce sont des problématiques secondaires par rapport aux problématiques d’accès aux droits, et le jour où le gouvernement décide de changer les règles du jeu dans le sens que vous avez évoqué, nous, on mettra en œuvre, aujourd’hui, on délivre une carte sécurisée mais qui n’est pas numérique et qui, en effet, ne permet pas un flux comme une carte Vitale, mais encore une fois, ça permet à un médecin d’abord de soigner, c’est son boulot, et puis de gérer une tâche administrative qui n’est quand même pas exorbitante. En tout cas, on s’efforce aussi de la simplifier.

- Sarah Benichou : Merci pour ces réponses. On a bien compris que tout ne dépendait pas de l’assurance maladie. On a bien compris également que, si l’ensemble de la population en France a des difficultés d’accéder à un médecin, ce sont bien des cumuls d’obstacles qui s’ajoutent, quand on est en situation de non-recours, quand on est confronté à des refus de soins, et avec une exposition beaucoup plus grande des personnes en situation de pauvreté et de précarité à des difficultés d’accéder aux soins qui sont beaucoup plus importantes, avec, je l’ai signalé, des besoins de santé qui sont au départ sans doute également plus importants et auxquels les refus de soins viennent se rajouter in fine. Et on comprend que, pour ces personnes, l’urgence est d’obtenir un accès à un praticien et de se soigner face aux problématiques qu’ils rencontrent. Face à ce non-recours et au fait de nous adresser des signalements à nous, à vous et/ou aux ordres, il y a des enjeux d’accompagnement, et on retourne au point soulevé tout à l’heure sur la question du manque de travailleurs sociaux, face aux problématiques de non-recours. Il y a évidemment la question de l’accompagnement par des travailleurs sociaux et on sait qu’il y a de grosses difficultés dans le secteur à nouveau de recrutements et de revalorisation sans doute de ces métiers.
Donc, je me retourne à nouveau vers Dominique Virlogeux pour lui demander : justement, sur votre territoire, on a parlé beaucoup de difficultés d’accéder aux soins de proximité, mais par rapport à votre propre parcours, parce qu’on a échangé en amont dessus, vous étiez plutôt content à l’époque de la manière dont vous avez pu être pris en charge et vous avez relevé une dégradation importante de cette prise en charge par rapport aux personnes que vous rencontrez sur votre territoire de Rouanne, pouvez-vous nous en parler davantage ?

- Dominique Virlogeux : Je dois raconter un peu ma vie ! Donc, en 2001, j’ai divorcé, j’ai eu un souci alcoolique, on m’a dit ça, c’est le médecin, donc, il m’a envoyé dans un Centre médical d’addiction, j’avais démissionné, je n’avais plus d’argent. Pendant cinq semaines, j’ai été soigné pour mes addictions et là, j’ai trouvé une personne qui m’a sauvé la vie en fin de compte. C’est une personne, un travailleur social, il a cherché l’hébergement, il s’est débrouillé pour rétablir mes droits au chômage, et il m’a donc trouvé un CHRS à Rouanne. Et là, j’étais accompagné. Parce que, avant, quand j’étais dans la vie « normale », je dis « normale »… je travaillais, je faisais beaucoup de métier, je pouvais me débrouiller seul, mais quand vous avez une cassure, une dépression, c’est très compliqué. Donc, ça a été, ça n’a pas été tout bien la première fois, j’ai fait des rechutes après un peu en psychiatrie, après, je me suis remis en santé, et en centre d’hébergement, quand j’ai voulu parler de ma santé, je n’osais pas le dire, j’avais tellement honte de tomber… de tomber si bas, en fin de compte. Et donc, ça m’a travaillé. Après, au bout de trois ou quatre mois, je me suis libéré et j’ai fait des études. Avant, j’étais bien, après, il y a eu la cassure, après, ça a été. J’ai fait une rechute un peu plus loin. Et, donc, j’étais encore en psychiatrie, donc, en dépression parce que j’avais perdu mon boulot, bon… et par contre, un truc qui m’a surpris, j’étais dans une clinique psychiatrique, et des fois, je passais en patientèle et des fois en clientèle. C’est un truc que je n’ai jamais compris. Parce que le psychiatre, ce n’était pas son jour, donc, je passais en clientèle. Et j’avais une mutuelle, heureusement. C’est un truc que je n’ai jamais compris. Donc, le non-recours, moi, je ne savais pas comment faire. Quand vous ne savez pas où sont les médiateurs de santé, à l’époque, ce n’était pas le Défenseur des Droits, c’était le Médiateur de la République, il fallait savoir qu’il y en avait, et si une personne lambda n’est pas accompagnée et n’a pas ce recours-là, comment ? Même la Sécurité sociale pourrait faire quelque chose en disant : vous avez ça, ça, ça. Mais personne ne le sait, le médiateur de santé, la Défenseure des Droits… Le médiateur de santé, il faut prendre rendez-vous, vous ne savez pas où c’est. Le Défenseur des Droits, c’est la sous-préfecture, c’est une fois par semaine, malheureusement… ! Et par contre, voilà… après, tout s’est enchaîné, et après le Covid, j’ai remarqué qu’il y avait beaucoup de gens qui se sont isolés vraiment, donc, la santé mentale est très dure, et les gens… Il n’y a pas de repère. Ma voisine, j’avais une voisine, elle était perdue, il n’y avait pas de contact, et ça a mis longtemps, et après, il y a eu la dégradation, le numérique, c’était tout à distance, même pour aller chez le médecin, un gars qui est précaire, il faut avoir un masque pour aller chez le médecin, s’il ne peut pas acheter son masque, comment on fait ? C’est tout bête. Chez nous, on n’a que deux médecins. Il y a des médecins référents… Il y en a très peu, plus du tout, même, et il n’y a plus de spécialiste. Quand vous voulez voir un ophtalmo, moi, ça m’est arrivé. J’ai trouvé un spécialiste, super, j’ai pris rendez-vous, un 1er avril, j’y vais, consultation, impeccable… 120 euros. Secteur 2. J’étais content, secteur 2… mais si j’étais précaire, je n’étais remboursé que 60 euros par la Sécu sur les 120. Le gars qui a besoin de lunettes, pour payer ça, et les 60 euros, c’était remboursé un mois après. Si vous êtes précaire, c’est très dur. Et il y en a plein, des trucs comme ça. Et si vous voulez aller voir un spécialiste à Rennes, à Vichy, sans médecin référent, vous n’avez pas droit au VSL. Comment se déplacer pour aller voir un spécialiste ? Souvent, c’est Lyon. Les VSL, ils en profitent. Les trains, des fois ils sont en grève, des fois en retard, des fois, c’est compliqué. Tout va bien… Mais il faut être accompagné. Parce que, nous, ceux qui sont là, les personnes concernées, on a eu la chance d’être accompagné. Mais les gens qui sont dans… eux, ils ne savent pas où aller, ils ne savent pas, s’ils n’ont pas un travailleur social, s’ils ne connaissent pas quelqu’un, s’ils n’ont pas de médecin, c’est encore plus compliqué. C’est ça qu’il faut voir. Et le non-recours, c’est un non-recours flagrant. Je parle avec mon cœur. Je ne pense pas qu’à moi, moi, j’ai eu de la chance, mais ceux qui sont tout seuls, qui ont les enfants, imaginez. Et je ne parle pas des harcèlements dans les classes, les écoles. Il n’y a même pas un psychologue ou un truc comme ça. Il en faut partout pour aider ces gens-là, les parents… Et bien sûr, le non-recours, je ne sais pas si le Défenseur des Droits peut faire quelque chose, mais… c’est large. Merci.

- Sarah Benichou : Merci. Ah…

- Dominique Virlogeux : Je voudrais rajouter une chose, c’est tout bête, c’est arrivé le 1er janvier 2021. Rouanne, vous savez que, nous, la nuit, les services de pompiers, c’était dans d’autres villes, et par contre, maintenant, comme ils sont un peu loin, quand vous avez une urgence, ce sont des ambulances privées, c’est comme ça, vous devez payer 18 euros de prise en charge non remboursée par la Sécu. Alors, celui qui n’a pas… et voilà. Et pourtant, ce sont les urgences. Je le rajoute, c’est important, ça, il faut faire quelque chose pour ça aussi.

- Thomas Fatôme : Sur ce dernier point, juste, vous avez décrit évidemment des situations très compliquées. Et c’est évidemment très important. Juste se dire, quand ça ne marche pas, il y a des réponses. Depuis le 1er janvier 2023, je crois, sur la garde ambulancière, maintenant, c’est pris en charge à 100% sans avance de frais et les assurés ne sont plus dans la situation où ils doivent avoir un transport avec une charge, ce n’est pas la… là, c’est la grande Sécu qui marche puisqu’elle prend en charge à 100%.

- Sarah Benichou : Merci. Il faut noter les avancées quand on les obtient. Justement, on va continuer dans les leviers possibles et les avancées qui peuvent exister. On a discuté, on en a tous parlé, de la pénurie de personnels, qui se traduit avec tous les exemples que vous avez donnés à l’instant dans le territoire de Roanne, on va montrer un levier qui existe, qui est une bonne pratique qui nous semble, au niveau Défenseur des Droits, mais aussi d’autres acteurs, une voie intéressante, qui ne pourra pas complètement se substituer à la problématique du manque de médecins, mais qui sont la multiplication des structures de santé de proximité et d’accès aux soins, on fonctionne un peu en collectif, et Docteur Denantes, vous exercez dans un centre de santé de ce type-là et on trouvait intéressant que vous nous en parliez.

- Mady Denantes : Je travaille en maison de santé pluri professionnelle et je fais partie d’une Communauté professionnelle territoriale de santé, CPTS, qui couvre un territoire. Trois idées par rapport au fait de s’organiser par rapport à ce manque de médecins traitants, de professionnels, j’ai trois idées. Par rapport aux visites à domicile, à la maison de santé, on fait des suivis à domicile de personnes âgées, très âgées, très malades avec plein de problèmes de santé. Ce sont des suivis à domicile difficile, c’est notre job, mais c’est difficile, et comment on y est arrivé ? C’est grâce à nos associés infirmiers qui assurent la veille sanitaire, c’est-à-dire qu’ils passent, c’est eux qui voient, une fois par jour ou une fois par semaine ou à certains moments trois fois par jour. C’est eux qui assurent les soins, le suivi avec une condition dans notre travail ensemble pour ces patients complexes, c’est de pouvoir nous joindre facilement, nous, médecins traitants, en cas de questions, de problèmes et de nécessité que nous nous déplacions, bien sûr. L’outil magique, c’est le portable, et la condition, c’est de toujours répondre aux appels de nos associés, et j’en profite d’ailleurs pour saluer mon associé infirmier, François Raymond, qui est dans la salle. Sans vous, les infirmiers, et sans votre veille sanitaire, nous ne pourrions pas suivre tous ces patients âgés, complexes, à domicile.
Et, bien sûr, dans l’équipe, il y a les kinés, il y a le pharmacien, il y a les services hospitaliers de gériatrie qui sont nécessaires, et les équipes de soins palliatifs. Ça, c’était la première idée, le travail en équipe, qui est une idée qui marche et qu’on expérimente depuis longtemps.
Deuxième idée, et qui existe, et qui est facile, et que tous les médecins, enfin pas tous, mais que beaucoup ont, c’est l’infirmier Azalée qui fait de l’éducation thérapeutique. Aujourd’hui, beaucoup en ont un, c’est efficace, c’est du temps pour parler, par exemple, patient diabétique, pour parler du diabète. En consultation, on fait, on dépiste, on regarde les résultats, on prescrit, mais on n’a pas assez de temps pour parler. C’est quelque chose qui marche très bien, et ça a été validé, et ça, c’est quelque chose qui existe, qui est nécessaire et qui marche.
La troisième idée, alors, là, on est… ce sont les médiateurs en santé. Nous, notre maison de santé, nous faisons partie d’une expérimentation qui nous finance les médiateurs en santé, une psychologue, une assistante sociale, des coachs sportifs qui font de l’activité physique adaptée, je vais y revenir. Mais avant de vous raconter ce qui se passe, je veux vous parler d’une notion importante, la littératie en santé, c’est-à-dire : comment je me débrouille dans le système de santé ? J’ai parlé tout à l’heure de l’aspect financier, les gens qui n’ont pas de complémentaire, c’est basique, mais même avec une prise en charge à 100%, ce qui est le cas de beaucoup de nos patients qui ont des pathologies lourdes, l’aspect financier n’est qu’une petite partie de la littératie en santé, c’est-à-dire qu’il faut prendre rendez-vous, il faut aller sur Internet, vous nous parliez de la fracture numérique, il faut savoir se débrouiller, il faut aller aux rendez-vous avec les bons examens, comprendre le message, les hypothèses, les demandes. Donc, quand, moi, je suis en consultation, et que, tout à coup, je sens que ça ne va pas, que je suis en train d’assommer la personne en face de moi de tas d’idées, messages, consignes, et qu’au bout d’un moment, j’apprends qu’il n’a pas de complémentaire santé parce que j’ai oublié de le demander, donc, que de toute façon, il n’ira pas faire les examens que je lui demande, je suis submergée. Et maintenant, je ne le suis plus, on a un petit outil sur notre ordinateur où je clique, je fais appel au médiateur en santé, et si c’est possible, je les appelle même et on fait déjà une présentation pendant la consultation : « Je vous présente la médiatrice ou le médiateur, il va vous appeler et vous aider pour qu’on y arrive ». Et c’est magique. C’est vraiment magique. Alors, qu’est-ce qu’ils font ? Ils accompagnent, vous en parliez, la dame aussi sur la petite vidéo de ce matin, la notion d’accompagnement… Tout ce qui est numérique, alors, ça, il faudrait en parler, mais vous en avez déjà beaucoup parlé, mais le problème de tout ce qui est… oui. Donc, avoir la complémentaire santé, il faut faire un dossier, remplir un dossier MDPH, ce n’est pas simple, prendre rendez-vous, si vous n’avez pas d’ordinateur, c’est bien compliqué. Une fois que tout ça est fait, la fracture numérique est réglée, il faut comprendre le rendez-vous, et c’est là où c’est compliqué, rappeler le rendez-vous, son intérêt, accompagner au rendez-vous, faire le lien sur des patients très, très… qui ont des gros problèmes de santé, je pense à des patients qu’on a suivis ensemble. L’hôpital ne comprend rien quand la personne arrive parce qu’elle a tellement de problèmes que tout le monde est perdu. Et j’ai déjà eu des appels hospitaliers qui me disaient : c’est génial, vos médiateurs ! Enfin, on comprend ce qu’on peut faire pour ce monsieur qui, là, avait un gros cancer ORL, qui est décédé depuis, mais n’empêche qu’on a pu faire une fin de vie correcte et digne pour ce monsieur grâce au médiateur.
Il y a encore beaucoup de choses. Animer les ateliers APA, je voudrais vous parler de l’APA parce qu’on parle de plus en plus des thérapeutiques non médicamenteuses, c’est l’activité physique adaptée. C’est bon pour la santé, et comme toujours, quand on met en place quelque chose, si on n’y prend pas grave, on aggrave les inégalités sociales de santé, parce que l’APA, c’est super, les bonnes idées, c’est pris en premier par ceux qui se débrouillent bien dans le système de santé, donc, on a mis l’APA, on l’a financée, on a financé le coach, il y a une médiatrice qui appelle les personnes, qui va les chercher, qui anime un petit groupe après, c’est ce qui fait que les gens peuvent y accéder. Les médiateurs animent le conseil des usagers. Là, on a deux usagères que je salue, qui sont présentes, et le conseil des usagers, c’est aussi très important et il fait aussi beaucoup bouger notre maison de santé. Ils organisent des allers vers, on en a parlé ce matin, on a parlé des chibanis dans les foyers, on est en train de mettre ça en place, et puis la psychologue qui nous aide pour les problèmes de santé mentaux, elle nous aide à frapper à la bonne porte au bon moment avec la bonne personne. En fait, il existe beaucoup de solutions, mais tous seuls, dans nos cabinets, on est totalement impuissants parce que même s’il existe beaucoup de solutions, on n’y arrive pas. Avec les médiateurs en santé, on améliore la littératie en santé et j’espère qu’on fait baisser un peu les inégalités sociales de santé.

- Sarah Benichou : Avant de me tourner vers la salle pour les échanges, je vais poser une dernière question à M. Fatôme. On vient de parler des inégalités de santé et des solutions très concrètes qui sont mobilisées. Je voulais parler un peu de prévention, et la question du sport en fait partie et on dédie notre rapport sur le droit de l’enfant de novembre sur ces questions du droit au sport et aux loisirs pour les enfants. Qu’est-il prévu par la CNAM en prévention pour juguler ces inégalités de santé dès le départ ?

- Thomas Fatôme : C’est en effet un sujet très important. On a quatre priorités sur la prévention. La première, c’est autour du cancer et du dépistage organisé. On est en retard dans notre pays sur l’accès et la pratique du dépistage, du cancer du sein, cancer du col de l’utérus, cancer colorectal, il y a des dépistages organisés, on va reprendre les invitations à ce dépistage et mettre en place une mécanique d’aller vers, aller convaincre et proposer des rendez-vous aux personnes. C’est vraiment majeur. Deuxième objectif, c’est la vaccination, pardon, ce sont des choses simples, vaccination grippe, Covid, HPV pour les jeunes… Ce n’est pas exactement la vaccination, mais un traitement quasi vaccinal contre la bronchiolite pour les nourrissons. Les taux de vaccination dans notre pays des femmes enceintes pour la grippe, c’est extrêmement faible. Malheureusement, les taux de vaccination contre la grippe des professionnels de santé sont redescendus après le Covid. Troisième priorité, santé de l’enfant.
On est en train de déployer avec l’Education nationale un programme assez ambitieux de détection et d’identification des troubles du langage, des troubles visuels, des troubles du rachis chez les enfants, avec des professionnels de santé, des ophtalmos, des orthoptistes, etc., qu’on amène à l’école, pour apporter du savoir et de la connaissance. Quatrième priorité : des bilans de prévention aux âgés clés de la vie.
Comment, là aussi, ces bilans de prévention, c’est quelque chose qui est posé par la loi de financement, un droit à un bilan de prévention à 100%… On sait tous que le risque, c’est que c’est ceux qui en ont le moins besoin qui y aillent, les CSP+, entre guillemets. Notre boulot à nous, assurance maladie, ça va être d’aller chercher les jeunes qui n’y pensent pas forcément le matin, les personnes précaires, et d’aller déployer ces politiques d’aller vers, je le dis aussi, avec les acteurs associatifs, je n’ai pas eu le temps de le dire tout à l’heure, on essaie de nouer des partenariats et le « aller vers », c’est fait avec des acteurs associatifs. C’est quatre priorités, ce n’est pas exclusif, il y a le programme Génération Sans Carrie pour les enfants, comment on propose un bilan annuel remboursé, parce que c’est la meilleure façon d’avoir une bonne santé dentaire. Voilà quatre items qui sont déjà ce qu’on fait un peu mais ce qu’on va faire encore plus dans les prochaines années. On essaye d’être au rendez-vous de ces ambitions-là.

- Sarah Benichou : S’agissant des enfants et des jeunes, je sais que ça ne dépend pas de vous, mais rebondis sur ce que vous souligniez tout à l’heure sur la question de la médecine ou de la psy scolaire, où on est en amont des 18-25, on sait que la médecine scolaire dépend de l’Education nationale davantage que de vous, à la CNAM…

- Thomas Fatôme : Juste une chose : on va ouvrir l’accès aux psychologues… Les médecins traitants maintenant peuvent prescrire des soins de psychologues pris en charge par l’assurance maladie, c’est un progrès vraiment important, on va ouvrir à la médecine scolaire la possibilité d’avoir recours aux psychologues, ça va arriver en 2024. Pardon de vous avoir coupé la parole.

- Sarah Benichou : Je vous laisse tout de suite… Merci à tous les quatre d’avoir tenu le temps et surtout avec l’ampleur des sujets, et je sais que vous êtes chacun pressés et qu’il y a sans doute un peu de frustration, mais je passe tout de suite la parole à la salle pour des questions ou des remarques sur ce sujet des difficultés d’accès à la santé et des leviers qui peuvent exister, certains ont été cités et sont déjà mis en œuvre, et on appelle évidemment à leur déploiement supplémentaire.
-Merci. Je suis conseillère technique santé à l’UNIOPSS, je me permets sur les rendez-vous de prévention, chez nos adhérents, ça commence seulement à 18 ans, alors que, pour de nombreuses pathologies, et notamment l’accompagnement en santé mentale et notamment l’accompagnement des addictions, c’est un peu tardif. On voulait savoir si d’autres dispositifs allaient être mis en place. Merci beaucoup.

- On va prendre d’autres questions, puis on pourra y répondre. J’ai vu pas mal de mains se lever.

- Bonjour. Perrine Fromentin, chargée de mission au Défenseur des Droits sur les questions de santé et d’avancée en âge, j’ai une question dans la lignée de celle qui vient d’être posée sur la prévention en santé notamment du dépistage du cancer du sein et du cancer colorectal qui s’arrête à 74 ans. Pourquoi est-ce que ça s’arrête à cet âge-là alors qu’il y a encore des possibilités de soins à cet âge-là ? Je ne sais pas si vous aurez une réponse à m’apporter.

- Une autre question peut-être ?

- Bonjour. Mélanie Gros, Samu social de Paris, je suis chargée de mission pour la participation des personnes accompagnées et je suis assez surprise de voir que, dans les quatre objectifs, aucun ne concerne la santé mentale, surtout que, actuellement, on est un petit peu dans le rush sur cette thématique-là, et donc, du coup, je voulais savoir ce qui est fait un peu du point de vue de la santé mentale, mise à part les consultations déjà proposées par la Sécurité sociale, mais on sait que, pour entamer une thérapie en tout cas, ce n’est pas suffisant.

- Il y a trois questions pour M. Fatôme !

- Thomas Fatôme : Si je peux me permettre, ça illustre la vraie difficulté sur la prévention, c’est qu’on a envie de tout faire, de tout traiter, et c’est une envie légitime. Pourquoi les bilans de prévention se concentrent sur les 18-25 ? C’est une cible autour des jeunes, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème avant, c’est ce que j’ai évoqué sur la médecine scolaire dont vous pointiez les fragilités, c’est une réalité, mais pouvoir accompagner avec la possibilité qui est donnée de recourir à des psychologues en soutien des interventions auprès notamment des lycéens et des collégiens, ça me semble être une des réponses. Loin de nous l’idée que la santé mentale soit quelque chose d’absent, mais pour revenir à ça, les 18-25, on peut penser que le bilan de prévention sera très centré sur des sujets addictions, risques autour des drogues, problématiques de santé mentale. Ça va être un levier très branché autour de ça. Et ça, c’est pour répondre à la troisième question.
Sur la limite d’âge, sur les dépistages du cancer colorectal, honnêtement, je pense que ce sont les reco scientifiques qui… mais peut-être que je me trompe… qui considèrent que c’est cette tranche d’âge 50-74 qui est pertinente pour l’organisation des dépistages organisés. Vous saurez peut-être mieux que moi pourquoi, je ne suis pas médecin. Et encore une fois, j’ai évoqué les priorités, mais ça ne veut pas dire qu’on ne fait pas ensuite des choses sur l’obésité, énorme sujet de santé publique, on développe une émission Retrouve ton cap, on accompagne des ados en risque d’obésité avant, et ça marche, avec des diététiciens, etc. J’ai évoqué quatre priorités, mais on est d’accord qu’il y a d’autres thématiques qu’on va s’efforcer de couvrir, pas tous seuls, et notamment sur la problématique de la santé mentale.

- Merci. D’autres questions.

- Merci. Je suis Alfred Spira, médecin de santé publique. Je suis assez surpris que les mots « environnement » et « changement climatique » n’aient pas été prononcés. On est dans une phase où on a à faire face à des modifications environnementales absolument considérables qui ont des conséquences sanitaires très importantes. Comment ceci est-il pris ou n’est-il pas pris en compte dans les perspectives que vous avancez ? En particulier pour la prévention. Ce que vous nous présentez, Monsieur Fatôme, sur la prévention, c’est une médicalisation de la prévention. Or, la prévention, sur les sujets que vous avez cités vous-même, d’ailleurs, est quelque chose qui relève d’abord du domaine social et environnemental. Et ces modifications environnementales, en particulier le changement climatique, sont quelque chose qui aggravent les inégalités parce que les expositions sont liées à l’insertion sociale, au métier, aux revenus, au lieu d’habitation. Est-ce qu’on ne pourrait pas sortir un tout petit peu du domaine médical ? Madame nous montre ce qui se fait par exemple dans le domaine du sport, dans le domaine de la littératie en santé, au niveau de la maison Pyrénées, il me semble fondamental de sortir strictement du domaine médical.

- Sarah Benichou : La question des facteurs environnementaux avait été relevée lors de mon introduction, même si, sur la durée très étroite de la table ronde, on ne peut pas traiter de tout, mais c’est une question importante en lien aussi avec les questions de logement et d’emploi, vous en avez parlé.

- Bonjour, Mathias Thibaut, référent en droit et santé auprès de Médecins du monde. Je voulais revenir sur l’aide médicale de l’Etat qui a été largement discutée, et saluer l’attachement du directeur de la CNAM au dispositif et sa disposition à mettre en œuvre éventuellement une carte vitale. Au niveau de l’Ile-de-France, je voudrais revenir sur les obstacles administratifs pour l’accès à l’aide médicale de l’Etat et notamment l’agence unique en Seine-Saint-Denis, l’obligation de la prise de rendez-vous, l’unique plateforme du 36 46, autant d’obstacles à l’accès effectif à l’aide médicale d’Etat pour des bénéficiaires qui sont, comme on l’a largement dit cet après-midi, en situation de grande précarité. Je voulais savoir ce que vous pouvez faire pour entendre nos revendications et lever les obstacles à cet accès à l’ AME ?

- Effectivement, ce non-recours à l’AME vient compléter les éléments sur le non-recours à la CSS. Une troisième question avant de vous donner la parole pour répondre.

- Je suis directrice générale du réseau Intermed, je voulais revenir sur des petites choses, concernant les obstacles administratifs dont on a parlé et l’absence de carte Vitale, en tant qu’association qui accompagnons des personnes précaires dans l’accès aux soins, nous avons saisi le Défenseur des Droits pour des refus de soins caractérisés où les médecins nous ont dit : parce qu’il est demandeur d’asile et qu’il n’a pas de carte Vitale, je suis désolé, mais nous feons pas la consultation, et nous sommes repartis avec notre bénéficiaire, nous avons donc saisi le Défenseur des Droits et je remercie les services du Défenseur des Droits de la réponse qui nous a été apportée. Donc, il faut se dire que ça existe vraiment. Concernant l’ALD et les démarches pour avoir un médecin traitant, on va revenir sur la question du non-recours, c’est que, pour avoir une affection longue durée déclarée, il faut, à un moment, avoir eu un premier accès aux soins et qu’il va finalement y avoir un non-recours à l’ALD parce que, tout simplement, on n’aura pas pu la diagnostiquer, et c’est quelque chose qu’il faudra à un moment prendre en compte. Il était question à l’instant des changements climatiques et de l’évolution de notre contexte sociétal, obésité, etc. Des ALD, il va y en avoir sûrement de plus en plus et il va falloir, à un moment, pouvoir les diagnostiquer en amont. On ne va pas revenir sur la pénurie du monde médical mais il faudra à un moment quand même trouver des solutions pour pouvoir diagnostiquer ces ALD, ce n’est pas seulement en assurer le suivi mais déjà pouvoir les diagnostiquer.
On n’a pas parlé d’interprétariat, on a parlé de littératie en santé mais pas d’interprétariat. Il y a des dispositifs existent, mais ils ne sont pas forcément mis en œuvre ni appliqués. Je ne parlerai pas des lignes budgétaires des hôpitaux qui sont allouées par les ARS et où les secrétariats médicaux trouvent que c’est un peu long de remplir le formulaire pour demander un interprète, on passe là-dessus, mais ce sont des choses qui existent aussi et qui ne sont peut-être pas assez communiquées, sur lesquelles on n’appuie peut-être pas suffisamment. Tout ça va revenir à une petite idée, comme ça, pour finir, sur peut-être… on parle aujourd’hui de précarité, de pauvreté et droit à la santé. Peut-être qu’il y aurait une forme de sensibilisation déjà, je ne parle même pas de formation, des professionnels de santé, mais de sensibilisation aux particularités de santé des publics précaires. Parce qu’il y a la littératie en santé mais il y a juste aussi la façon de prendre en considération les personnes précaires par les professionnels de santé. Merci.

- Sarah Benichou : Je vais laisser le Docteur Denantes répondre en partie.

- Mady Denantes : L’étude dont vous parliez sur l’AME est une étude de Médecins du Monde… Elle est à pleurer, c’est épouvantable ce qu’elle raconte, et par-dessus ça, on nous dit qu’on va supprimer l’AME, c’est désespérant pour les personnes qui n’auront plus l’accès aux soins, pour les soignants, parce que comment on va soigner les personnes qui viennent nous voir ? On va tous les envoyer aux permanences d’accès aux soins de santé ou aux urgences ? C’est n’importe quoi. Et c’est une catastrophe de santé publique parce que de laisser traîner des tuberculoses, des maladies, ne pas les soigner, ce n’est bon pour personne. Et le parcours du combattant que vous décrivez dans l’étude, c’est épouvantable. J’espère que des choses suite à cette étude ont été mises en place. Nous, on a nos médiateurs, donc, on est un peu protégé parce qu’ils vont réussir à accompagner les gens dans le franchissement des étapes. Sur l’interprétariat, bien sûr, nous, c’est capital. Grâce à cette expérimentation, nous avons l’interprétariat qui est financé dans notre maison de santé, mais je reprends la casquette CPTS, donc tout le 20e arrondissement, l’interprétariat est proposé à tous les adhérents de la CPTS, c’est un coup de fil, on a son nom, etc., et assez rapidement, on a toutes les langues du monde. C’est incroyable, ça marche. Nous, ça marche pour notre expérimentation, mais ça marche pour toute la CPTS 20e arrondissement et beaucoup l’utilisent. C’est payé par la CPTS. Je crois que c’est tout… ?
Les traitements non médicamenteux, maintenant, il faut qu’on se batte là-dessus : l’arrêt du tabac, l’environnemental… On y réfléchit comme citoyens, mais je n’ai pas, en tant que soignant… c’est un peu accablant aussi.

- Sarah Benichou : On sait que, sur les enjeux d’environnement, les personnes en situation de précarité sont soumises évidemment à des conditions de logement ou d’emploi, quand elles ont ces emplois, qui les exposent à de nombreux risques et elles sont moins équipées économiquement derrière pour faire face aux conséquences du changement climatique, donc, il y a un enjeu important. Je laisse la parole à Joyce Sultan.

- Joyce Sultan : Je voulais répondre par rapport à la question d’interprétariat. Dans l’étude, on a essayé de s’intéresser aux motifs exprimés par les médecins pour refuser un patient, et ce qu’on a vu, ce qui était assez frappant, c’est pour les personnes déclarant avoir l’AME, on disait : non, on ne prend pas les personnes qui ont l’AME. C’est caractérisé et on a ces refus de soins de façon très nombreuse dans l’étude. Ils ne sont pas du tout déguisés. Par rapport au point spécifique de l’interprétariat, c’est un facteur d’explication qu’on a essayé de mettre en avant dans l’étude, mais les personnes qui jouaient les personnes à l’AME s’exprimaient en français, donc, il n’y avait pas de problème de ce point de vue-là.

- Il y a beaucoup de refus de soins explicite.

- Dominique Virlogeux : Pour le changement climatique, c’est un truc qui m’arrive souvent, c’est-à-dire que, là, j’ai une allergie au pollen. Maintenant, le pollen est jusqu’en octobre. Quand je vais voir le médecin pour mes gouttes, il me dit : non, ce n’est pas l’allergie, c’est le pollen. Ça, c’est une anecdote. Par contre, il y a un truc avec la désertification des médecins partout : j’ai très peur que ça mène à l’automédication, par le numérique, etc. C’est très compliqué. Je ne sais pas si on peut faire quelque chose. La prévention, déjà, parce que l’automédication, c’est de plus en plus grave, c’est sous-jacent. On sait que ça peut créer des maladies assez répercutantes.

- Sarah Benichou : Merci pour ces précisions. On retourne vers la salle…

- Thomas Fatôme : Je voudrais être clair : aujourd’hui, nous délivrons un droit à l’AME en 25 jours, en moyenne, l’obligation légale étant de 60 jours. Je ne me retrouve pas dans ce qui est décrit. Il y a eu des discussions fortes, c’est vrai, entre les équipes des Caisses de la région parisienne et les représentants des associations, je ne dis pas que tout est parfait, mais les Caisses font un travail énorme pour organiser la délivrance sur place des titres de l’AME, déploient des solutions, des boîtiers pour traduire, se mobilisent avec les PASS, les hôpitaux, les associations, pour rendre ce service. Je ne voudrais pas laisser penser que nous ne sommes pas au rendez-vous pour ouvrir les droits à l’AME et j’ai rappelé mon attachement à ce dispositif, et les Caisses se mobilisent pour traiter les dossiers dans les conditions qui leur sont demandées, on fait le job là-dessus. Ne renversons pas la charge de la preuve. S’il y a du refus de soins, il n’y a pas de motif administratif valable, l’envoi d’une feuille de soins papier par la Poste n’est pas une charge administrative insurmontable pour un professionnel.

- Sarah Benichou : Il y a un enjeu de sanction des médecins qui font ces refus discriminatoires et un enjeu d’accompagnement des personnes parce qu’il y a du non-recours et des dossiers non constitués. Je redonne la parole à la salle…

- 50% de non-recours pour l’AME.

- On est sur des enjeux d’accompagnement, de travailleurs sociaux, etc. Deux dernières questions ou témoignages…

- Je suis là au titre de l’UNAFAM et je suis membre de la Commission départementale des soins psychiatriques du 92. Au fur et à mesure que j’avance dans ce dossier de la santé mentale, je me rends compte à quel point il y a une inégalité de traitement qui n’est pas liée particulièrement aux revenus, mais qui est liée à la qualité des soins dispensés suivant les endroits. Et on est, dans certains endroits, dans des perspectives très dynamiques et proactives vers un rétablissement, avec un certain nombre de gens autour de la personne qui souffre de problèmes de santé mentale, et dans d’autres endroits, avec un rendez-vous tous les deux mois au CMP d’un quart d’heure avec une distribution de médicaments. On est dans des perspectives de rétablissement dans certains endroits et, dans d’autres, dans « Ma pauvre dame, vous en avez de toute façon pour la vie, vous ne vous en sortirez jamais ». Ce n’est pas dit comme ça mais ça veut dire ça. Je le vois dans le 92, je vais dans les six hôpitaux qui reçoivent des personnes sous contraintes, deux fois par an dans chacun, en équipe, la qualité de soins n’est pas du tout la même et il n’y a pas d’exigence par rapport aux psychiatres, il n’y a pas de hiérarchie qui leur dit qu’il faut faire ceci ou cela. Il y a des possibilités de mais pas d’obligation de. Et ça, je trouve que c’est dramatique car, quand on souffre de problèmes de santé mentale, on devrait avoir au moins droit au meilleur de la connaissance de ce qu’on peut faire pour vous aider à être au mieux de vos possibilités. Et c’est absolument pas le cas en France.

- Sarah Benichou : Donc, les inégalités territoriales qui sont également pointées. Une dernière question assez courte si possible pour laisser un peu de temps à nos intervenants.

- Juste pour revenir, Nicolas Clément, Secours Catholique, je m’occupe de personnes en bidonville d’origine roumaine qui n’ont pas l’AME. Ce n’est pas tout à fait exactement ce que vous dites, je ne suis pas d’accord du tout, à mon tour, puisque vous n’étiez pas d’accord avec Médecins du Monde. Vingt-cinq jours, j’en rêve ! Mais quand c’est deux mois, on est très content. Première chose. Deuxième chose : l’obligation pour une première demande de déposer le dossier physiquement, c’est déjà un frein énorme et il y a plein de gens qui ne le font pas. Et troisième chose, de devoir aller rechercher sa carte physiquement sur rendez-vous, prendre rendez-vous sur un téléphone qu’on n’arrive pas à joindre, tout ça, ça ne fonctionne pas du tout comme vous l’indiquez.
Ma deuxième réaction, question, c’est une chose dont on ne parle jamais, c’est l’aidant. On a un président qui, quand il a été élu, a dit que, désormais, il n’y aurait plus de reste à charge sur l’aidant. Ou est-ce qu’on en est ? Pour les gens les plus pauvres, c’est pour moi un des enjeux les plus importants. Ils arrivent très bien à se faire arracher les dents à l’hôpital, c’est gratuit, mais se faire mettre quelque chose, même sommaire, il n’y a rien du tout. C’est un vrai, vrai souci.

- Sarah Benichou : Et ce n’est pas qu’un souci pour les bénéficiaires de l’AME, d’ailleurs. Je vous laisse répondre et clôturer nos échanges ?

- Thomas Fatôme : Je ne reviens pas sur l’AME. Je donne des moyennes, c’est 25 jours en moyenne, 24 à Bobigny, par exemple. Sur le dentaire, en trente-huit secondes, le 100% santé a quand même été un progrès, pardon, je ne veux pas donner trop de chiffres mais plus de 5 millions de personnes ont bénéficié d’une prothèse depuis sa mise en œuvre à reste à charge zéro. C’est un vrai progrès, la part dans les pratiques de prothèses dentaires de ces prothèses à reste à charge zéro a dépassé les 50%, donc nos anticipations. Ça ne veut pas dire là aussi qu’on a réglé tous les problèmes d’accès aux soins dentaires. On vient de signer avec les dentistes, on va élargir le champ de remboursements à des nouveaux actes, on va améliorer la prise en charge des enfants, on est dans une logique d’améliorer, parce que les soins dentaires, vous l’avez dit, c’est hyper important pour la prise en charge globale donc on va investir sur la prévention et les soins conservateurs pour essayer d’améliorer les choses.

- Mady Denantes : Le 100% santé est magnifique, mais notre président a oublié qu’il y a des gens sans complémentaire santé, ce n’est pas pour eux, car c’est comme une complémentaire santé.

- Sarah Benichou : Il y a des perspectives et des regards différents, on a pointé quelques leviers, et merci à toutes et à tous d’avoir participé à cette table ronde. On va laisser place à la prochaine table ronde qui porte sur la question des droits sociaux et, avant qu’ils arrivent sur scène, nous, on va en descendre, il va y avoir une vidéo à nouveau, une troisième illustration en vidéo faite avec les partenaires du CIREC sur les enjeux justement de l’accès aux droits sociaux, majeur, vous vous en doutez, et on a parlé à l’instant le lien entre RSA et CSS à l’instant. Je laisse se diffuser la vidéo et nous nous en allons en même temps de la table ronde. Merci à toutes et à tous.

(Vidéo)

- Daniel Agacinski : Bonjour à toutes et à tous. Avant d’aller plus loin sur le lancement de cette table ronde… installez-vous, installez-vous… consacrée aux droits sociaux, je voudrais préciser que la personne qu’on a entendue dans cet audio, réalisé par le CIREC, a tenu à garder l’anonymat, si bien que personne n’a le dossier de fond ici et ne peut porter une analyse sur le litige qui est évoqué, et nous avons évidemment, du côté du Défenseur des Droits, proposé, et le directeur général de la CNAF a proposé également, et je le remercie, d’accéder au dossier pour en démêler les fils et voir ce qui peut être fait, et dès que la personne lève cet anonymat, on prendra en charge la résolution, l’analyse d’abord, et la résolution du litige éventuelle, mais on n’est pas en mesure de commenter cette situation par la suite du fait de l’anonymat de la personne. Ce préambule mis à part, je suis délégué général à la médiation et directeur de l’action territoriale du Défenseur des Droits. Ce sont les acteurs de terrain de l’institution, les 570 délégués bénévoles qui traitent environ 80% de nos réclamations, dont un nombre important concernant les prestations sociales, les prestations de la protection sociale au sens large, relevant de l’assurance, de l’assistance, des différentes branches de la sécurité sociale, qui concernent souvent des personnes en situation de précarité qui trouvent, chez les délégués, une écoute, une information et une tentative de règlement amiable des litiges. Pour être au plus près des personnes en situation de vulnérabilité sociale, on développe, chez le Défenseur des Droits, encore plus depuis l’arrivée de Claire Hédon comme Défenseure, une stratégie d’aller vers les publics qui porte à la fois sur nos lieux de permanence où on sort de nos habitudes historiques que sont les préfectures, les maisons de la justice, pour aller vers les missions locales, les associations, les maisons des adolescents, les centres sociaux, les CCAS, avec des permanences innovantes dont il est sans doute plus facile de pousser la porte, une stratégie qui passe aussi par notre identification dans le tissu d’un territoire, par du partenariat et du lien avec les travailleurs sociaux qui vise à amener à une action du Défenseur des Droits à bon escient, avec un guide pour les intervenants de l’action sociale qui permet aux acteurs qui accompagnent les personnes en difficulté de savoir à quel moment solliciter le Défenseur des Droits pour que ce soit utile. Je dis ça pour rendre aussi hommage à l’activité de terrain, des délégués, des personnes qui les accompagnent au quotidien. Je dis ça aussi de façon pas complètement innocente parce qu’un certain nombre de délégués du Défenseur des Droits sont dans cette salle aujourd’hui et on a évoqué à différents moments des litiges, des incompréhensions sur des situations de droits sociaux, une intervenante tout à l’heure évoquait une incompréhension sur une réduction d’APL, et ces délégués du Défenseur des Droits sont des recours possibles, donc, j’invite les délégués qui sont là à lever la main pour se faire connaître des usagers qui pourraient vouloir leur faire signe en sortant de la salle tout à l’heure, pour évoquer une situation et voir comment on peut la traiter. On peut aussi profiter de ce colloque, au-delà du fond de ce qu’on échange, pour avoir une activité pratique. Pardon de ce petit préambule mais qui me paraît utile. Le titre de cette dernière table ronde, qui porte sur les droits sociaux, pourrait nous emmener vers différentes pistes, certaines très générales, qui au fond correspondent à tout ce dont on a parlé depuis ce matin, qui font des droits sociaux tout ce qui permet de lutter contre la pauvreté, de limiter la précarité… Quand on a parlé de CSS, d’AME ou de logement social, on parle aussi de droits sociaux au sens large. Et puis un sens plus précis et spécifique qui concerne les prestations sociales et familiales, souvent en espèces, qui sont destinées à garantir contre certains risques, risque vieillesse, chômage, maladie, mais aussi directement risque pauvreté avec des prestations contributives comme le sont la plupart des prestations de retraite ou l’assurance chômage et d’autres non contributives, sous conditions de ressources, qui sont au cœur de ce qu’on appelle aujourd’hui les minimas sociaux, le RSA, bien sûr, mais aussi l’allocation spécifique de solidarité, l’ASS, l’ASPA et l’allocation adulte handicapé. Si on prend ces minimas sociaux, ces prestations contribuent au niveau de vie de 7 millions de personnes, c’est-à-dire les ménages qui sont les ménages des bénéficiaires, et c’est de ces droits sociaux-là que je propose qu’on parle aujourd’hui.
En nous posant plusieurs questions qui portent spécifiquement sur leur dimension de droits. Cette dimension de droits est historiquement ancrée dans le préambule de la Constitution de 46, qui est l’un de nos fils rouges de la journée, qui est reconnue dans notre bloc de constitutionnalité et qui pose le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. C’est ce dans quoi sont ancrés ces dispositifs. C’est une question qui a aujourd’hui une actualité assez vive, notamment avec les débats autour du projet de loi plein emploi au sujet duquel la Défenseure des Droits a rendu un avis au Parlement qui est en ligne et que je vous invite à consulter si vous ne l’avez pas déjà fait. Je ne vais pas en détailler les différents points, mais je voudrais souligner trois choses au sujet de cet avis de la Défenseure des droits sur la loi plein emploi. D’abord, il rappelle que la politique de solidarité nationale repose sur la reconnaissance de droits fondamentaux. Ensuite, il analyse les mesures de renforcement des obligations d’insertion professionnelle que le projet de loi veut faire peser sur les bénéficiaires du RSA en évoquant l’inscription automatique sur les listes de demandeurs d’emploi, la généralisation et l’uniformisation des contrats d’engagement réciproques pour eux, les 15h d’activité obligatoire, en disant que ces obligations deviennent des conditions d’accès au RSA, alors qu’elles devraient être des modalités d’accomplissement du droit à un accompagnement.
Enfin, ce que dit l’avis également, c’est que la mise en œuvre d’une sanction remobilisation, entre guillemets, c’est comme ça que c’est appelé dans le projet de loi, reposant sur la suspension du versement de l’allocation, assortie d’une limitation de la capacité à récupérer rétroactivement la prestation, à l’issue de cette suspension, ça aboutit à fragiliser ce droit à bénéficier de moyens d’existence qui devraient pourtant être garantis. Je vous invite à lire l’avis en détail. Au-delà de cette actualité vive que je voulais resituer, je voudrais qu’on évoque plusieurs questions : ces prestations telles qu’elles existent, telles qu’elles sont distribuées, telles que sont conçues les démarches qui doivent être remplies par les bénéficiaires pour les toucher, telles qu’elles sont accompagnées aussi par un certain nombre de discours publics, permettent-elles aujourd’hui de rendre effectif ce droit à obtenir des moyens convenables d’existence ? Est-ce que les personnes qui en bénéficient en jouissent véritablement comme un droit ? Qu’est-ce qui va faire que je me sens sujet de droit en tant que bénéficiaire de minimal social ? Qu’est-ce qui, inversement, dans l’expérience du fonctionnement de ces dispositifs aujourd’hui, peut constituer un obstacle sur le chemin des droits, voire représenter des formes de stigmatisation, d’humiliation, qui peut créer de la défiance, de la distance entre les personnes et les institutions et ainsi fragiliser les politiques de lutte contre la pauvreté ? Et comment, pour ne pas être que dans le tableau descriptif, pourrait-on progresser vers une plus grande conscience, une plus grande culture, un plus grand respect, une plus grande effectivité de ces droits dans les politiques de protection contre le risque de pauvreté ? Pour cela, dans cette table ronde, on va remonter ce chemin des droits de l’embouchure à la source pour ancrer, comme on essaye de faire dans chacune de ces tables rondes dans la réalité de terrain nos échanges. Je vous présente ainsi nos invités à cette table ronde : Audrey Molle, militante ATD-Quart Monde, Clara Deville, qui est sociologue actuellement à l’INRAE et auteur d’une thèse portant sur l’accès au RSA en milieu rural, qui a reçu le prix de thèse du Défenseur des Droits en 2020 ou 2021. Daniel Goldberg, président de l’UNIOPSS et membre du collectif Alerte, et Nicolas Grivel, directeur général de la branche famille de la Caisse nationale des allocations familiales. On va commencer par vous, Audrey Molle, militante ATD-Quart Monde, vous avez vous-même été concernée par des difficultés d’accès aux droits sociaux et vous avez participé à des ateliers de collectifs de personnes concernées qui ont travaillé à objectiver les situations et à esquisser des pistes de réflexion et de bonnes pratiques que vous pourrez partager avec nous. Pouvez-vous d’abord commencer par exposer votre analyse et celle de ATD-Quart Monde sur les obstacles des personnes sur ce chemin des droits ?

- Audrey Molle : Pour les personnes, par rapport au numérique, c’est compliqué pour beaucoup de personnes, des mères de famille, qui ne savent pas se servir du numérique. Alors, qu’est-ce qu’elles font ? Elles se déplacent à la CAF, elles vont à l’accueil, et le problème, c’est qu’à l’accueil, ce qui pose problème, c’est le fait de la discrétion. On n’est pas reçu dans des bureaux. Alors, ça fait que tout le monde entend de quoi on discute. Alors, nous, ça nous fait honte. Après, le troisième problème… excusez-moi, je suis un peu stressée ! A l’accueil, ce qu’ils nous disent, c’est d’aller dans le compte de la CAF, ce qu’ils nous disent, selon nos difficultés, ils nous disent d’aller… excusez-moi, j’ai du mal…
Ils nous disent d’aller sur notre compte la CAF, mais le problème du compte de la CAF, c’est qu’on est obligé de mentir pour avoir quelqu’un au téléphone. C’est compliqué pour nous, tout ça.
On a du mal à rentrer sur le compte en ligne, sur le téléphone. On appelle la CAF, mais on est obligé de mentir parce que c’est compliqué, on nous pose beaucoup de questions, déjà, on a du mal à comprendre, pour avoir quelqu’un en ligne. C’est difficile, j’ai du mal, excusez-moi, j’ai le trac ! Selon nos difficultés et ce qu’on va nous demander comme papiers… Comment expliquer ça ? Selon notre parcours scolaire ou même les personnes âgées, qu’on parle des enfants, des parents ou des enfants, le problème qu’on rencontre, voilà, quand on nous demande des papiers, le problème qu’il y a, ça peut être des fiches de paye, des contrats, mais ce qui se passe, c’est que nos enfants à nous, et les personnes âgées, c’est la même chose, ils ont du mal déjà, nos enfants, sur les sites Internet, ils peuvent rentrer sur les réseaux sociaux, il y en a qui savent s’en servir, mais ils ne savent pas se servir quand on leur demande d’aller sur le compte de la CAF ou pour d’autres choses. Alors, c’est compliqué par exemple, parce que, maintenant, ils n’envoient plus par courrier, c’est tout par mail, et le problème du mail, c’est que les enfants, s’ils perdent le téléphone pour x raison, que le téléphone est coupé pour x raison, ils ne peuvent pas récupérer le contrat, les fiches de paye, et comme on doit les déclarer, le problème qu’il y a, c’est : comment on fait quand il se passe ce problème-là aussi ? On ne peut pas tout donner s’il y a ce problème que les enfants ne peuvent pas nous fournir les montants, à part si on arrive, ça dépend, s’ils ont plus de 18 ans et qu’ils nous donnent la procuration, ça dépend des enfants, c’est parfois compliqué, s’ils donnent la procuration, on peut donner les montants en se fiant sur les montants que déclarent les enfants. On ne peut pas faire mieux en tant que parents. Pour les personnes âgées, ce qui est compliqué, c’est qu’il y en a qui n’ont pas les moyens d’avoir des ordinateurs, et autant que… comment expliquer ça ? Et pour le téléphone aussi, ils ne sont pas au top au niveau de l’informatique. Alors, ils ne peuvent pas aussi déclarer, et même quand on les a au téléphone, le problème, selon la complication qu’il y a, ce sont les délais d’attente. C’est très long. Par exemple, s’il y a quelqu’un qui sait se servir du téléphone, le compte Ameli, si on transmet par exemple les papiers qu’ils nous demandent, on nous demande de déclarer les trois mois, on les déclare, mais le problème, c’est que, des fois, on peut nous couper le RSA parce que, des fois, ils nous disent qu’on n’a pas fourni le papier. Moi, je vous donne un exemple : il y a beaucoup de personnes pour lesquelles c’est arrivé, où ils avaient fourni les papiers qu’il fallait, le contrat de travail, les fiches de paye, mais le problème, c’est dossier n’a pas été traité, mais nous, la preuve que l’on a eue, c’est pour ceux qui arrivent à accéder au compte de la CAF, c’est écrit « traitement du dossier » et on peut prouver que le dossier n’a pas été traité, mais pour ceux qui l’amènent par courrier à la CAF, le problème, c’est que ça arrive que la CAF dise qu’ils n’ont rien reçu ou qu’ils ont perdu les papiers. Alors, on ne nous dit pas qu’il faut faire des photocopies ou envoyer en recommandé ! C’est la complication qu’on peut rencontrer en tant que mère de famille.
Moi, j’ai une membre de ma famille qui était enceinte, qui a téléphoné à la CAF, elle était avec le papa, elle avait tout signalé et déclaré, et ils ont mis du temps à le prendre en compte, et maintenant, elle se retrouve à devoir de l’argent du RSA plus parent isolé, qu’elle a touché deux fois, il y a eu une erreur, une faute, et ce que je trouve malheureux, c’est que tout le monde fait des erreurs, ça peut être nous, ça peut être la CAF, mais eux, par contre, ils ne reconnaissent pas les erreurs qu’ils font. C’est tout le temps la faute des parents. On est toujours coupable, quoi qu’on fasse. C’est ça, moi, que je trouve pas normal.

- Daniel Agacinski : On peut revenir sur certains sujets plus tard si ça vous va et continuer le tour de table ? Merci beaucoup à vous, c’était très clair !
Alors, effectivement, vous avez évoqué des difficultés qu’on évoque aussi régulièrement chez le Défenseur des Droits, liées à la dématérialisation, pas uniquement des services publics, d’ailleurs, vous évoquiez y compris le numérique sur la relation de travail, les bulletins de paye, qui induisent de la complexité aussi pour les personnes, ce n’est pas que de la responsabilité des organismes. C’est quelque chose que vous avez travaillé de près, Clara Deville. Pouvez-vous nous dire ce que la sociologie peut amener à la compréhension de ces phénomènes, une observation analytique et critique sur une institution, et puis aussi sur ce que vous avez analysé de la façon dont ce type d’expériences va produire de la défiance et de la distance avec les institutions et va fragiliser la citoyenneté elle-même ?

- Clara Deville : Bonjour tout le monde. Merci beaucoup pour l’invitation. Merci beaucoup pour ces présentations et questions. Je vais essayer de répondre de manière un peu rapide, même si je suis souvent beaucoup trop bavarde. Sur la première question, que peut la sociologie, elle peut produire des explications sur ce qui se passe et, dans la thèse que j’ai produite, l’idée, c’était de repartir de ces cas de non-recours, de tout ce que vous racontez et de ces difficultés quotidiennes, d’explorer tout ça à travers une ethnographie, à travers la présence sur un territoire, local, pendant un peu plus de deux ans, du coup, c’est un regard sur le vif sur la construction des difficultés d’accès au RSA, dans un territoire rural pour ce qui me concerne. Il y a deux choses qui sont apparues assez clairement : déjà, c’est une construction politique et institutionnelle des difficultés d’accès au RSA, quand je dis ça, c’est une construction politique et institutionnelle, c’est très différent de l’intention politique et institutionnelle, c’est-à-dire des processus qui, au fil de leur mise en œuvre, se transforment en barrières ou en difficultés. C’est la première chose que je voulais développer ici. On peut en prendre plusieurs, elles ont déjà été évoquées, le numérique en est une, les rendez-vous en sont d’autres, par exemple. Si on prend l’exemple du numérique, qui a déjà été un peu évoqué, c’est le pilier politique de la lutte contre le non-recours, dématérialiser pour simplifier, moi, j’ai toujours trouvé ça un petit peu étonnant que la seule solution qu’on ait trouvée politiquement pour lutter contre un problème qui concerne d’abord les classes populaires, les plus précaires, les plus pauvres, ce soit une solution réputée et connue comme étant répartie socialement dans son usage, donc pourquoi choisir le numérique pour simplifier l’accès au RSA ? C’est une longue histoire. C’est ça en tout cas qui s’est produit, et au fil de sa mise en œuvre et de son déploiement dans les territoires et institutions, il s’est avéré que le numérique a servi à plein de choses ou a pratiquement redistribué tout un tas de choses, notamment sur la production du RSA, et un des résultats, c’est des formes de délégation d’une part du travail administratif vers les demandeurs ou les demandeuses.
Donc, le numérique, qui voulait simplifier, en fait, a accru la charge de travail pour celles et ceux qui voulaient accéder au RSA, avec par exemple des choses qui peuvent paraître vraiment anecdotiques, mais par exemple la nécessité de devoir conserver, mémoriser des identifiants de connexion, sinon, ça va être compliqué, la nécessité de faire des simulations de droits, etc., donc, il y a tout un tas de petits travaux administratifs qui deviennent nécessaires et qui accroissent ce que les sociologues appellent le fardeau administratif que les demandeurs et demandeuses doivent remplir. Et là-dessus s’ajoutent des réformes d’organisation qui sont notamment ces fameux passages sur rendez-vous dans les accueils qui posent problème à de nombreux titres : passages sur rendez-vous qui s’accompagnent de formes de retrait des services publics en milieu rural ou de restructuration en tout cas des territoires de l’accès aux droits, avec des présences qui sont différenciées maintenant à la campagne et en ville, par exemple. On peut observer aussi des différences au sein des villes avec des professionnels, une répartition des professionnels qui n’est pas la même dans ces lieux-là.
Donc, ces deux effets-là, recentrer dans les territoires urbains et placer l’accueil comme un accueil sur rendez-vous, ça a plein d’effets positifs pour certains, mais ceux qui sont des classes populaires qui habitent dans la campagne, je repense à une de mes enquêtées, Mme Dematos*, elle n’a ni voiture, ni agenda. Pour accéder au RSA, on lui propose un rendez-vous deux semaines plus tard à 40 minutes de son lieu d’habitation, ce qui pose deux questions : déjà, une question technique, c’est comment on va faire pour se déplacer ? Pour aller à un rendez-vous ? Ce n’est pas qu’elle ne sait pas se présenter à l’heure à un rendez-vous, mais c’est que le quotidien de quelqu’un qui vit une situation de pauvreté est fait d’imprévus et de tout un tas de choses qui ne sont pas notables, comme un quotidien de professionnel, mais qui sont cependant très chronophages. Donc, il y a des difficultés techniques, mais il y a aussi le fait que ce fonctionnement organisationnel crée de la distance, de la distance à l’administration, qui n’est pas uniquement spatiale, ce n’est pas seulement une distance entre le fonctionnement de l’organisation, le fonctionnement temporel et les temporalités quotidiennes des demandeurs et des demandeuses, ce n’est pas seulement cette distance-là, c’est aussi une distance symbolique. On le sait depuis Bourdieu, l’administration, les bureaucraties, c’est de la violence symbolique, du pouvoir et des rapports de domination. Toutes ces organisations, ces transformations organisationnelles, accroissent le poids des dominations symboliques. J’ai des gens qui me disent par exemple qu’il va falloir « monter » à Libourne, c’est-à-dire se déplacer dans l’espace social, c’est-à-dire avoir un sentiment d’être impressionné, d’être angoissé à cette idée-là, d’autant plus si c’est un rendez-vous avec la CAF ou avec la MSA, peu importe. Le rendez-vous… les difficultés d’accueil vont ensuite conduire beaucoup des demandeurs et des demandeuses qui se voient refoulés aux portes des administrations à considérer que la CAF s’occupe des autres, donc, c’est ce qui est dit. Souvent, c’est une phrase qui est revenue à plusieurs reprises et qui m’a beaucoup interpellée, moi, c’est : « Ils », la CAF, s’occupe « des autres ». « Ils », c’est la nature un peu incertaine du pouvoir bureaucratique mais aussi impressionnante. « Des autres », c’est-à-dire pas de moi, et ça m’a conduit à analyser en quoi ces difficultés d’accès aux droits, c’est aussi une manière de rejouer et d’aviver des divisions qui s’observent entre les classes populaires, divisions qui prennent différentes formes et qui peuvent soutenir des comportements de ressentiment à l’égard de l’administration mais aussi du politique de manière plus générale.

- Daniel Agacinski : Merci. Parmi ces enjeux de division entre catégories populaires, entre bénéficiaires, il y a un point que vous souhaitiez aborder aussi qui tient aux effets, au risque de stigmatisation de la fraude et aux craintes qu’elles peuvent engendrer, aux formes de stigmatisation qui peuvent constituer aussi un obstacle à l’appropriation des dispositifs ?

- Clara Deville : Tout à fait. C’est quelque chose de régulier. En ce qui concerne la fraude, il y a plusieurs choses à dire, c’est que c’est quelque chose qui est inscrit à l’agenda politique et médiatique depuis maintenant très longtemps et qui fait partie de la représentation ordinaire qu’on se fait des pauvres ou des « assistés », il y a une image qui se forme et les gens qui demandent le RSA, les demandeurs ou les demandeuses, s’y confrontent. Demander le RSA, c’est avoir peur d’être considéré comme un fraudeur. Là-dessus s’ajoutent des évènements concrets qui peuvent se retrouver dans les parcours d’accès aux droits, et je fais aussi référence non seulement à mes travaux mais à ceux de Vincent Dubois, que vous connaissez peut-être, qui a beaucoup travaillé sur la fraude, plus que moi, et qui montre par exemple comment les contrôles ou les pratiques de contrôle routinières des administrations se concentrent, de fait, pas de manière intentionnelle, mais de fait, sur les catégories les plus précarisées, c’est-à-dire sur le bas de l’espace social. Et là, de nouveau, les mêmes personnes qui avaient du mal à se rendre aux rendez-vous, qui avaient du mal à aller en ville, etc., se retrouve faire l’objet de contrôles plus réguliers. Si ce n’est pas eux-mêmes, c’est leurs voisins. Avoir cette image-là. Il y a un autre point qui concerne en fait la catégorisation de fraude par l’administration. Vous l’avez évoqué juste avant, mais que ce soit une erreur de déclaration, un oubli, une erreur de la Caisse, c’est compté comme une fraude, c’est inscrit comme une fraude, c’est-à-dire qu’il y a des unifications, des catégories qui sont renvoyées ou comprises de cette manière-là par les demandeurs et les demandeuses, et il y a aussi régulièrement, dans les pratiques administratives, des explications manquantes sur le pourquoi il y a, par exemple, récupération, sur les mécanismes, l’erreur qui a été produite. C’est-à-dire qu’il n’y a pas l’explication qui n’est pas livrée ou qui n’est pas comprise, ou n’est pas accompagnée. Et la manière dont sont récupérées les sommes trop perçues… Moi, j’ai vu, mais ça a peut-être changé, mon terrain s’est terminé en 2019, quasiment 2020, mais des récupérations d’indus qui ne respectent pas les deux mois légaux. Ce sont des choses qui sont extrêmement régulières et qui conduisent aussi à déstabiliser les mécanismes d’appropriation du droit chez les plus précaires.

- Daniel Agacinski : Je vous remercie. Effectivement, la question de ce qui fonde la qualification de fraude ou d’erreur et la clarté des notifications et les modalités de recouvrement sont des sujets avec lesquels on discute régulièrement avec les Caisses sur les réclamations qu’on reçoit, on rééchangera sur ce sujet lors de la table ronde. Daniel Goldberg, vous, vous présidez une organisation qui fédère des acteurs de l’accompagnement social, et ce que je voulais vous demander, c’était quel lien vous faites entre ce qui a été évoqué par Audrey, les analyses de Clara Deville, et les modalités d’accompagnement des personnes, c’est-à-dire la nécessité d’avoir des professionnels formés, leurs conditions de travail, la façon de favoriser l’accès aux droits, et la pénuries des métiers dont on a parlé aussi, et un sujet que vous vouliez évoquer qui est la régulation du secteur de l’accompagnement.

- Daniel Goldberg : Merci. Ces témoignages sont la réalité vécue par beaucoup de personnes. Pour réagir à ce que vous disiez, bien évidemment, mais je pense que Nicolas Duvoux ce matin en a fait état, la précarité et la pauvreté, elles sont souvent monétaires, mais pas que. Ne pas pouvoir se souvenir de son identifiant pour se connecter sur un service public quelconque, ça peut m’arriver aussi et je ne suis pas dans cette situation-là de précarité monétaire. Et, donc, tout cela pour dire que cette question de l’effectivité des droits, aujourd’hui, quelle que soit sa situation, et à l’UNIOPSS, nous rassemblons des associations qui agissent dans le champ social, médico-social, sanitaire, de la petite enfance au grand âge en passant par le handicap et la protection de l’enfance, je ne citerai pas tous les secteurs, mais cette question à la fois de l’effectivité des droits, c’est-à-dire le fait que quelqu’un entende, et notamment pour les droits sociaux, que « j’ai le droit », on a le droit à un certain nombre de prestations et que l’on a une difficulté d’obtenir, de les mettre en œuvre, je pense que c’est au cœur de beaucoup des tensions sociales de notre pays, et j’allais dire, pour le coup, quelle que soit sa situation sociale personnelle ou familiale. Quand nous essayons, au niveau des associations de solidarité et de la santé que nous réunissons à l’UNIOPSS, dans toutes les régions, j’ai fait plusieurs déplacements récemment dans plusieurs régions de France aussi auprès d’acteurs de terrain et ce que je dis est aussi valable pour les acteurs du grand âge, c’est que la situation des personnes, leurs droits fondamentaux, et notamment leurs droits d’accès à des prestations auxquelles elles ont droit, premièrement, la situation des professionnels du champ social, médico-social et sanitaire, les professionnels du lien social, et troisième point, les régulations ou le statut des acteurs qui sont chargés de ces accompagnements, pour moi, ces trois sujets, droits fondamentaux, qualification ou reconnaissance des professionnels et statut des opérateurs, comme on dit parfois, au sein des administrations publiques, de celles et ceux qui font pour le compte justement, pour ce qui nous concerne, de l’Etat et des Départements, ces trois sujets sont en fait trois faces du même point, c’est-à-dire : sans professionnels suffisamment nombreux, suffisamment formés pour aller vers, écouter, prendre en compte les situations particulières des personnes, les droits fondamentaux des personnes accueillies ou accompagnées et de toutes celles qui devraient l’être ne seront pas suffisamment pris en compte et manqueront.
Deuxième chose : s’il n’y a pas suffisamment de structures, et permettez-moi de prêcher notamment pour les structures associatives, que ça soit l’UNIOPSS elle-même, dans le cadre du collectif Alerte, dont ATD fait bien sûr partie, et d’autres, mais ATD est présente aujourd’hui dans cette réunion, c’est qu’il y a une question aujourd’hui de qui met en œuvre ces droits, et le statut de ces personnes-là. Dit autrement : quand une autorité publique, que ce soit l’Etat ou les Départements, pour ce qui concerne l’action médico-sociale, par exemple, délègue à une structure associative le fait de mettre en œuvre sa politique publique, parce que c’est de ça dont il s’agit dans nos associations, il y a beaucoup d’associations qui ont une action de plaidoyer et de bénévolat, mais il y a aussi beaucoup d’associations dans le champ des solidarités et de la santé qui font pour le compte de l’Etat et des Départements, donc, cette forme de mandatement n’est pas que pour faire à la place, pour être dans une relation de sous-traitance, elle est aussi pour dire les failles, les manquements, les trous dans la raquette de l’accompagnement. C’est pour ça que je dis que la question des droits, la question des professionnels et la question des structures qui accompagnent ou accueillent, c’est pour moi trois faces du même sujet. Et si j’en viens à la question du RSA, mais qui peut-être ne va pas occuper toute la table ronde, mais qui est un point de l’actualité du moment, il y a le débat sur les 15h ou 20h d’activité liées au fait de percevoir ou non le RSA, c’est un sujet en soi, je ne sais pas si on doit l’aborder, en tout cas maintenant, mais pourquoi pas. Le sujet sur lequel je voulais aller devant vous, c’est qu’il va falloir opérer ces 15h ou 20h d’activité, et suivant la nature des organismes et de ce marché nouveau créé potentiellement par l’Etat, parce que c’est un marché, avec des financements publics, qui va être opéré par l’Etat pour mener ces 15h ou 20h d’activité et, donc, concevoir, vraiment, la nature de ces 15h ou 20h d’activité, c’est particulièrement éclairant de la façon dont on conçoit le rôle des associations. Quand j’ai voulu en discuter avec le promoteur de ce projet de loi et que je lui ai fait remarquer que, dans la nouvelle organisation France Travail, les associations, en tout cas les opérateurs, et je me félicite qu’il y ait des associations qui opèrent les politiques publiques, mais je ne veux pas être réduit au rôle d’opérateur, de sous-traitant, quand j’ai fait remarquer que les structures qui allaient opérer ces 15h ou 20h étaient dans la soute du bateau et pas dans la cabine de pilotage pour coconcevoir les politiques publiques, ces 15h ou 20h d’activité, etc., alors, je pense qu’on est vraiment au cœur du problème parce que les risques de déviance, on l’a vu dans d’autres secteurs des solidarités, le grand âge et la petite enfance dernièrement, elles sont manifestes. Tout ça pour dire que la manière dont les associations que je représente ici, en tout cas le réseau UNIOPSS, prennent le sujet, il est comme ça : droits fondamentaux des personnes, reconnaissance des professionnels, reconnaissance en tant que structures associatives indépendantes capables de porter la voix, celles et ceux qui opèrent les politiques publiques. Ce sont les trois faces d’un même sujet. Donc, je ne peux pas m’empêcher de dire qu’il y a par ailleurs des publics qui sont exclus des droits sociaux dont il était question, et étant par ailleurs bénévole à la tête de l’UNIOPSS, et donc, une activité universitaire par ailleurs, voir les moins de 25 ans de ce pays ne pas bénéficier des droits sociaux, en contre-exemple de ce qui se passe dans la plupart des pays, et voir sur mon campus, comme sur beaucoup d’autres, deux fois par semaine, les distributions alimentaires pour des jeunes, non pas forcément issus des seules classes les plus précaires, mais beaucoup de jeunes qui sont classe moyenne, on va dire, je pense qu’il y a une forme de maltraitance de notre pays à l’égard de sa jeunesse.

- Daniel Agacinski : Merci beaucoup à vous. Vous êtes allé au-delà, sur la question du rôle des associations et des acteurs de l’accompagnement dans ces politiques, en évoquant aussi par le fait des critères d’éligibilité à certaines aides, contribuer à questionner le sens de ces dispositifs : qu’est-ce qui justifie que tel ou tel dispositif soit uniquement pour certaines catégories d’âge et pas pour les jeunes ? , ça peut faire partie des questions qu’on peut aussi poser. J’ai envie de dire « la parole est à la défense » ! Et inviter Nicolas Grivel à réagir au constat et à nous présenter la politique de la branche famille sur ces questions justement d’accès aux droits aujourd’hui et de mise en avant de la dimension de droit, justement, des prestations sociales.

- Nicolas Grivel : Merci beaucoup. Je ne sais pas s’il y a un Défenseur des Droits des dirigeants des établissements publics ! Mais en tout cas, je vous remercie, et je ne sais pas s’il aurait constaté que la parole était équilibrée, mais je vais m’inscrire dans la continuité de pas mal de choses qui ont été dites et pas dans la défense systématique. Le sujet est posé clairement pour vous, les CAF, de façon générale, c’est 13 millions d’allocataires, plus de 30 millions de bénéficiaires, la moitié des Français, plus de 100 milliards de prestations versées par an, et donc, c’est un enjeu massif, industriel, au sens noble du terme, c’est-à-dire : comment on arrive avec l’ensemble des populations auxquelles on a des droits à verser, au-delà des services qu’on peut leur rendre par ailleurs, comment on arrive à une qualité de service public à la hauteur de cet enjeu, de cette tâche et du fait que, par ailleurs, on s’occupe en moyenne, pas seulement, mais quand même en moyenne, plus fortement des personnes les plus en difficulté, les plus précarisées de tout point de vue, avec des difficultés d’accès qui peuvent être plus marquées sous plusieurs angles ? C’est un vrai défi, ce n’est pas du « y a qu’à, faut qu’on », sur ces sujets. Je crois que, malgré tout, on y arrive assez largement parce qu’on rend ce service et qu’on est présent. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de difficultés, qu’il n’y a pas de cas difficile, on en a entendu un tout à l’heure, je suis assez interrogatif sur la situation individuelle qui a été portée tout à l’heure. On est prêts à travailler à la résolution de cette situation sous cette forme-là, si elle existe, enfin, je veux dire, dans sa complexité, qui est peut-être un peu plus complexe que l’expression qui en a été faite, et au-delà de ça, je pense qu’on a un défi de présence et de capacité de réponse, vous avez exprimé un certain nombre de sujets d’accès et d’accessibilité sur ces sujets-là. Notre stratégie de besoin est d’être dans le multicanal, le multi-réponse parce que les besoins des uns et des autres sont très différents, ainsi que leurs attendus, là-dessus. A défaut d’atteindre la perfection sur ces sujets, qui n’existe évidemment pas, être en mesure d’apporter des réponses adaptées à ces besoins et à leur diversité. Aujourd’hui, on a effectivement des solutions numériques, que je ne veux pas décrier parce que je pense que, si elles n’existaient pas, on ne pourrait pas gérer en intégralité les prestations qu’on gère aujourd’hui, et si on était resté à un certain nombre de modes de gestion, on serait dans l’incapacité réellement de rendre ce service. Si beaucoup de prestations se sont créées à travers le temps et se sont raffinées à travers le temps, ça a été rendu possible par le fait de s’appuyer sur les outils numériques, et il y a des populations qui trouvent très pratique le fait d’avoir une interaction 24h/24 sans avoir besoin de se déplacer. Ça ne veut pas dire que ça répond à tous les enjeux, mais, pour les personnes qui ont cette autonomie, cette capacité, qui peuvent s’appuyer sur ces outils, ces personnes n’appellent pas, ne se déplacent pas, c’est plus simple pour elles et ça permet d’accompagner des publics qui ont d’autres besoins. Dans ce contexte-là, on a aussi la volonté et le besoin de diversifier nos modes de réponse, et finalement, c’est dommage que vous vous soyez arrêtée avant la crise du Covid, je pense que ce serait intéressant de regarder après, ça a changé pas mal de choses, on a diversifié nos réponses de ce point de vue-là. Vous parlez de discrétion. Les rendez-vous se font dans des bureaux, des box fermés… Oui, pour autant, par ailleurs, on doit pouvoir continuer, et c’est une volonté qui est la nôtre, à accueillir de manière inconditionnelle et sans rendez-vous des personnes qui viennent, qui nous sollicitent, qui ont des besoins parce que c’est une nécessité, et il faut les accueillir dans les meilleures conditions, et si ça nécessite discussion plus approfondie et confidentialité particulière, l’organiser. Et depuis la crise du Covid, on a par ailleurs développé par nécessité, mais maintenant avec conviction, les rendez-vous téléphoniques qui sont des temps d’échange à une heure fixe, une date fixe, il faut évidemment pouvoir gérer ça, avoir un téléphone et être présent au rendez-vous, mais c’est assez plébiscité par les allocataires et nos personnels parce que ça permet une autre forme de traitement. On continue par ailleurs à accueillir et répondre sous différents formats physiques et numériques. Donc, pour s’adapter là aussi à la diversité des besoins.
Deuxième réaction, peut-être, à ce que vous avez dit, et que j’entends et partage aussi, sur ce qui a pu être dit : je crois qu’il faut avoir conscience tout à fait de la fracture numérique et de ce qu’elle représente et l’accompagner. On a un certain nombre d’ateliers, de réponses, d’accompagnements nous-mêmes, on a aussi des partenaires qu’on accompagne pour aider les publics concernés. On doit par ailleurs trouver des résolutions pour les personnes qui, malgré cet accompagnement, n’ont pas accès à ces solutions numériques. Je crois qu’il faut se garder de l’idée que tout serait simple sans le numérique. Remplir un papier, ce n’est pas forcément simple. Ce qu’on demande, de remplir un papier, ce n’est pas simple, il faut donc pouvoir accompagner.
Et je voulais souligner un point par rapport à la fraude, j’entends et je partage ce qui est dit, je le dis de manière un peu bêta volontairement : si la fraude n’existait pas, je pense qu’on simplifierait beaucoup l’accès aux droits des personnes. Il y a beaucoup d’obstacles qui pourraient être simplifiés de ce point de vue-là. Je ne dis pas que la fraude est massive, elle existe, elle est objectivée et objectivable, et on ne confond pas la fraude et l’erreur. C’est très important. Le fléau le plus important dont nous souffrons dans la relation à nos publics, ce sont les erreurs, qui sont beaucoup plus massives que la fraude. Pour qu’il y ait fraude, il faut qu’il y ait intentionnalité, c’est pour ça qu’il y a aussi des réponses légitimes à ça. Mais par ailleurs, il faut traiter le sujet des erreurs et les éviter, parce que ce qui fait la qualité difficile de notre service public et les difficultés que vous avez relatez et qui se traduisent par beaucoup de témoignages, c’est l’instabilité des droits, l’incompréhension, la complexité, ce qui fait que, quand vous dites que ce n’est pas facile, déclarer les ressources, etc., précisément, c’est ce qui fait qu’on a aujourd’hui des situations difficiles, c’est parce que tout est complexe et qu’on recherche une forme de justice la plus parfaite possible entre les uns et les autres selon les situations. On peut simplifier des choses mais une forme de complexité perdurera, et le problème, c’est que la complexité repose beaucoup sur les usagers. On dit à ces personnes : merci de déclarer vos ressources tous les trois mois, les évolutions, leur finesse, avec des termes pas simples, et on génère ce faisant deux problèmes : le problème de la déclaration elle-même et la complexité de la démarche, et un deuxième problème qui est que, par définition, et c’est inévitable, les allocataires font énormément d’erreurs dans la façon dont ils déclarent leurs ressources, générant de notre côté un travail important de vérification, de contrôle, de rectification des erreurs, et générant un phénomène d’instabilité des droits, puisque nous sommes chargés de faire appliquer le juste droit, c’est-à-dire de donner à chacun ce à quoi il a droit. Dans ces cas-là, effectivement, ça nous arrive malheureusement beaucoup trop souvent d’être amenés à dire à des gens : vous vous êtes trompé, on ne vous a pas versé assez (ça arrive), on fait un versement complémentaire, mais, plus souvent : on vous a versé trop et il faut rembourser ce qu’on vous a versé, avec la perte de confiance que ça peut générer envers le système : je reçois de l’argent mais je ne sais pas si on ne va pas venir me le reprendre plus tard. C’est un défi fondamental et qui nous guide dans une réforme très importante qu’on porte actuellement qui est la réforme de la solidarité à la source. Je ne sais pas si je développe maintenant ou si j’y reviendrai, mais je fais un peu de teasing, car c'est un enjeu de simplification, c’est dire aux allocataires : on prend la complexité pour vous, allocataires, on comprend votre situation et on va alléger la charge administrative et réduire le risque d’erreur, d’indus et d’instabilité des droits qui s’y attache.

- Merci beaucoup. Vous vouliez ajouter quelque chose brièvement sur les éléments de constat ? Puis on ira sur ce qu’on peut imaginer ou proposer sur ces questions.

- Audrey Molle : Le numérique, c’est facile à dire, mais bon, moi, heureusement, il y a d’autres personnes qui connaissent, on s’aide entre nous, parce qu’il y en a, ils ne comprennent rien du tout, il y a beaucoup de personnes qui ont des chèques scolaires, et il y a aussi des personnes âgées qui ne connaissent pas, mais ça concerne la CMU, la MDPH, le conseil départemental, où les choses ne bougent pas assez vite, ça complique, les dossiers qui sont traités longtemps après… Et là aussi, il y a une mère de famille qui a été reçue par une assistante sociale, elle a demandé une aide, elle a vu qu’elle avait un iPhone, elle a juste jugé, elle a dit qu’elle n’avait pas droit aux aides et qu’on allait lui envoyer un courrier disant qu’elle ne vivait pas avec un minima social. Elle a vu une autre assistante sociale disant qu’il lui restait peu d’argent pour vivre. Et elle lui a dit qu’elle ne correspondait pas pour aller… à l’épicerie solidaire, juste parce qu’on l’a jugée… Voilà.

- Daniel Agacinski : Vous mettez en avant la difficulté des interactions avec différents acteurs qui ne prennent pas forcément le temps d’analyser la complexité d’une situation et de laisser à chacun la possibilité d’exprimer et de présenter finalement tous les besoins et le détail de la situation.
Je crois qu’avec les interventions de chacun, on a un tableau de la situation qui est assez cohérent, même si chacun met l’accent sur des points un peu différents, sur l’efficacité de masse du système d’un côté et sur tout ce qui persiste de difficultés, d’obstacles, qui évidemment sont aussi sur un nombre finalement important de situations parce que cela concerne beaucoup, beaucoup de gens, les prestations sociales, et donc, même un pourcentage limité de difficultés concerne beaucoup de monde.
Et je crois que l’enjeu qui nous rassemble aujourd’hui, qui est celui de l’effectivité de l’accès aux droits, nous pousse tous à viser le 100%, et le 100% de réussite et de recours et le 100% de versement du juste droit, qui est évidemment un objectif très exigeant. La question que j’ai envie de poser maintenant, c’est, soit à partir de ce qui existe aujourd’hui, qui repose sur la participation, sur l’aller vers, sur l’automatisation, les leviers sont extrêmement nombreux et variés, qu’est-ce qui vous paraît, vous, à chacun d’entre vous, le plus important à mettre en œuvre pour que chacun se sente acteur de ses droits, se sente légitime à les faire valoir et puisse effectivement en bénéficier ? Je crois qu’il y avait des points sur ce côté-là que vous vouliez aborder aussi.

- Audrey Molle : Ah oui, de remettre les écrivains publics qu’on enlève de partout. Voilà. Ça, c’est vrai que, pour moi, c’est très important. Il y en a qui ne savent pas bien parler, ou avec n’importe quel problème, ces personnes les accueillent dans le bureau et essayent de trouver des solutions et arrivent à parler le langage… essayer d’avoir le contact et de comprendre la situation et de l’aider, pour éviter aussi qu’elle soit dans la fraude, parce que, voilà, la fraude, c’est un grand mot, ça fait peur… Qui ne fait pas d’erreur ? Voilà.

- Daniel Agacinski : De l’accompagnement, oui, de l’accompagnement humain sur les démarches. Et quelqu’un qui aide effectivement à comprendre les démarches. Clara Deville, est-ce qu’il y a des points que vous vouliez aborder sur ce sujet ?

- Clara Deville : Les sociologues sont en général… mais je vais… de ce que je peux dire, après, c’est facile quand on n’est pas dans le traitement de ces trucs-là, mais ce que je peux dire de mon point de vue et de ma position, c’est peut-être une attention sur l’usage des mots et la manière dont on dit les choses, c’est-à-dire l’attention portée à comment on parle, par exemple du non-recours. Je n’aime pas ce terme-là, je trouve qu’il est réducteur, je préfère parler d’inégalités d’accès aux droits, ça ouvre les perspectives et ça évite de faire reposer sur les épaules du demandeur ou de la demandeuse la responsabilité. Le nombre de personnes qui m’ont dit : ah oui, non-recours, ce sont les gens qui ne veulent pas. Ça existe peut-être, mais peut-être qu’on peut renverser et s’attacher à cette attention des dimensions institutionnelles, politiques, structurelles, sur les difficultés d’accès au RSA, ce serait peut-être un premier point d’attention sur les mots. Il y a aussi d’autres choses auxquelles j’ai pu penser et je reconnais volontiers que le numérique a été utile, notamment pour les CAF, vu l’effet de ciseaux dans lequel ces institutions sont placées depuis longtemps, la complexification des droits, la baisse des moyens, etc.
Cet outil-là est efficace et utile pour bon nombre de personnes. Il reste que, pour d’autres, non seulement, c’est l’illectronisme, c’est-à-dire les difficultés d’usage du numérique qui posent problème, mais c’est plutôt l’effet symbolique que ça a, c’est-à-dire de faire grossir l’administration, de la rendre encore plus impressionnante, et je me demande si le maintien d’accueils sur rendez-vous tout-venant ne pourrait pas se penser, par exemple, ou en tout cas de penser l’accueil, c’est-à-dire d’avoir une pensée sur l’accueil dans les CAF, mais pas que les CAF, les MSA et les autres lieux. Voilà, j’ai d’autres idées, mais je vais peut-être m’arrêter là pour le moment.

- Daniel Agacinski : Ça rejoint la question de l’accueil, du tout-venant sans rendez-vous, du langage pour se sentir légitime, entendu, compris, avoir un vrai dialogue, que ce soit le langage oral, mais aussi le langage écrit, les notifications, c’est un sujet dont on a souvent l’occasion de discuter aussi. Daniel Goldberg, sur cette question-là aussi ?

- Daniel Goldberg : Je comprends ce que vous dites sur le terme, mais puisque c’est un terme public consacré maintenant, notamment par le président de la République, je vais le saisir quand même, cette question du non-recours, pourquoi ? Parce que, dans le fil de ce que je disais tout à l’heure, entre les droits proclamés et les droits effectifs, on est dans une multiple difficulté, mais la première sur laquelle je voudrais aller, c’est, si on fait la liste notamment des prestations sociales dont il était question tout à l’heure, les minimas sociaux, d’abord, je pense qu’on a une bataille culturelle à gagner, les uns et les autres, chacun à notre place, y compris ceux qui comme Nicolas Grivel font de leur mieux à la tête d’une grande administration publique, c’est de se dire que ces questions-là, de précarité, de vulnérabilité, de tout ordre, ce n’est pas qu’une partie de la population un peu cornérisée, pour prendre une image sportive, qui est concernée par cela. Je pense que la question des vulnérabilités, sociale, précarité monétaire, ou de vulnérabilité au sens large, elle concerne finalement toute la population, à plusieurs âges de la vie, évidemment, et que si on arrive ensemble, associations, personnes concernées, professionnels, administrations, à gagner cette bataille-là dans le champ culturel, alors, on pourra gagner d’autres batailles derrière, peut-être gagner des batailles budgétaires aussi, auprès de Bercy notamment, ou d’autres. Mais je pense que c’est fondamental de se dire que les personnes en situation de précarité, de vulnérabilité, ce n’est pas une petite partie de la population sur laquelle il faudrait se pencher, ce qui est déjà pas mal, avec un regard charitable. Si on considère que, finalement, chacun d’entre nous est vulnérable à un moment donné de sa vie, de la petite enfance au grand âge, en passant par des difficultés sociales à certains moments ou, pour d’autres, pérennes, mais puisqu’il était question de l’AAH, la question du manque d’autonomie, qu’il soit provisoire, à la suite d’un AVC léger ou, malheureusement, de naissance, avec un manque d’autonomie, un polyhandicap de naissance, etc., et si, sur le champ du grand âge, il y a des personnes qui sont perte d’autonomie, même si notre société fait des progrès, avec un meilleur accompagnement, de meilleurs soins, tout ça, ça fait partie aussi d’un progrès de société, alors, prendre cette vision-là, ça nécessite d’avoir des réponses, notamment publiques, mais aussi par le moyen des associations, qui sont beaucoup plus larges et beaucoup plus globales, finalement, que le seul versement d’une prestation, aussi nécessaire soit-elle. C’est véritablement un choix de société, et c’est aussi pour ça que c’est un choix de société de mieux rémunérer, de reconnaître les professionnels du soin, de l’accompagnement, ceux que j’appelle ceux qui exercent les métiers de l’humain. Donc, d’abord, c’est un choix de société. Alors, il faut dire combien la société française est prête à engager de moyens financiers et de moyens humains pour l’aller vers. Je n’étais malheureusement pas là ce matin, j’ai écouté la table ronde précédente, mais évidemment que cette question de l’aller vers qui peut s’organiser de plusieurs façons, et pendant le Covid, on l’a bien vu, moi, je suis de Seine-Saint-Denis, quand les premiers vaccins sont apparus, on voyait bien qui allait en Seine-Saint-Denis bénéficier des premières doses parce que l’accès était facilité, et heureusement que l’ARS Ile-de-France ou que d’autres ont mené ces politiques d’aller vers. Et, donc, c’est véritablement ça. Mais la simplification aussi. Nicolas Grivel en a parlé. Je ne m’explique pas pourquoi celles et ceux qui défendent, en ce qui concerne les aides aux entreprises, la plus grande simplification possible pour bénéficier d’un certain nombre d’aides, considèrent que, pour les personnes en précarité, ça devrait être plus complexe et aussi beaucoup plus regardé. Je pense que… si c’est un choix collectif, de société, tout en évitant les fraudes, parce que, en tant qu’association de solidarité, je suis bien sûr opposé à toutes les fraudes, encore plus les fraudes organisées, il y a une question de simplification et de regard à l’autre, et j’ai bien connu Jacques Ralite qui parlait de « voir l’homme dans le pauvre et le pauvre dans l’homme », de voir les personnes en situation de précarité, en tendant une main, peut-être une main ferme, mais en tendant une main d’abord et avant tout.
Le troisième point sur lequel je voulais aller de ce point de vue-là, c’est évidemment voir comment, par rapport aux initiatives qui ont été prises ces derniers mois, je pense notamment aux Territoire zéro non-recours, puisque c’est le terme consacré, comment ils vont être effectivement mis en place, quels moyens sont concrets sont mis en place dans ces dispositifs d’aller vers, et puis comment on va vers une forme de généralisation.
Parce que, disons les choses clairement, si le chiffre de 30% d’allocataires du RSA qui ne vont pas chercher l’allocation pour quelque raison que ce soit est à peu près admis sans être pour beaucoup vérifié, je crois, mais bon, on est dans des proportions d’au moins 20%, alors, si on veut viser les 100%, ce sont des sommes très importantes. Et si on veut aller vers une généralisation du non-recours, alors, il faut dire dès maintenant quelle trajectoire budgétaire on met pour y aller, parce que sinon, j’ai très peur que, pour les associations et, en premier lieu, pour les personnes accueillies et accompagnées, on soit devant une déception d’avoir entendu là aussi un slogan très fort, que je partage, et une réalité qui n’est pas celle-là. Je dois dire que, de ce point de vue-là, c’est une forme d’aller vers, pour ce qui concerne l’accès à l’emploi, ce n’est pas une prestation sociale, et le sort qui est réservé à nos amis de Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée peut inquiéter parce que ça participait pour moi à l’insertion par l’activité économique, en mobilisant des ressources, même si ce n’était pas numériquement significatif, c’était symbolique aussi dans les territoires où se sont opérées des réussites.
Si c’est un choix de société, il faut que la société, qui est quand même un gros navire avec ses organisations, ses institutions, qui n’est pas facteur de simplification, se mette en marche et se donne des trajectoires organisationnelles, budgétaires et politiques au sens le plus noble.

- Daniel Agacinski : Merci. Je retiens ce que vous avez dit, notamment avec la réalité de l’effort de simplification qui doit être fait au moins au même niveau que d’autres démarches sur d’autres sujets. En l’état actuel des choix de société, que fait et que peut la branche retraite… La branche famille, pardon ! J’anticipe, ou je ne sais pas… sur les objectifs de 100% accès aux droits ou 0% non-recours ?

- Nicolas Grivel : Je partage ce qu’a dit Daniel Goldberg sur les vulnérabilités larges, y compris à différents moments de la vie, on peut être dans une situation favorable, puis avoir un accident de la vie, une séparation, des difficultés. Je pense aussi beaucoup services, c’est-à-dire qu’on doit financer des services d’accompagnement des familles, à différents moments, le handicap, la prise en charge, etc. Sur le sujet de l’accès aux droits et de manière générale de la façon dont on peut participer de l’aller vers aussi sous différentes formes, je pense qu’on a effectivement beaucoup de choses devant nous, et beaucoup de choses sont engagées dans le bon sens, dans la philosophie qui est portée, je l’ai mentionnée, la réforme de la solidarité à la source, dont le principe est de dire aux gens : au lieu de déclarer un certain nombre de choses tous les trimestres, et de vous tromper éventuellement, on aura désormais l’information sur vos ressources, on peut vous en dispenser, comme ça a été fait sur les impôts il y a quelques années, il y aura des déclarations préremplies qu’il suffira de vérifier, et ça change la nature de la relation avec les allocataires et ça changera la nature de la stabilité des droits, puisque, aujourd’hui, faire reposer le système sur l’allocataire, c’est parce qu’on a besoin d’être réactif, parce que le système social est beaucoup plus réactif que le système fiscal, on doit tous les trimestres s’adapter aux évolutions en cours dans les vies personnelles, donc, on prend les informations, on vérifie, on constate les erreurs, on rectifie. C’est donc un système biaisé par nature. Donc, inverser la logique de dire : on connaît les ressources, on peut verser ces prestations sur la base de ce qu’on connaît dès lors qu’on a échangé et vérifier ce qu’il fallait et on facilite la vie de nos allocataires se faisant. On doit aller plus loin dans la simplification mais c’est déjà une marche importante de compréhension de ce qui doit être déclaré à la CAF dans un premier temps.
Cette réforme va nous permettre d’aller plus loin sur l’aller vers dans des logiques d’accès aux droits, de campagnes d’accès aux droits, qu’on fait déjà mais qu’on va pouvoir amplifier grâce aux informations dont on bénéficiera sur les ressources, c’est-à-dire que, demain, lorsqu’une personne nous aura demandé une prestation, on pourra dire : vu votre situation, vous avez aussi droit à telle ou telle prestation, et on pourra brancher d’emblée cette deuxième prestation, là où c’est beaucoup plus aléatoire aujourd’hui et selon la connaissance et l’accompagnement dont bénéficie une personne. C’est aussi une logique d’accès aux droits, je ne sais pas si on arrivera au 100% tout de suite, mais je n’oppose pas des approches territoriales auxquelles on participe comme Territoire zéro non-recours et des approches connaissances, croisements des informations statistiques pour bénéficier des droits parce que tout ça se complète. Il faut toucher les gens, leur parler, leur proposer un rendez-vous, les accompagner dans une autre déparche parce que les difficultés d’accès aux droits sont très variables, et quand vous contactez 100 personnes en disant : vous avez droit à cette prestation, si vous en faites bénéficier 10 de la prestation, vous êtes très contents car il y a des obstacles dans l’identification des personnes et leur accompagnement vers cette prestation. L’accès aux droits, c’est aussi garder les droits que vous avez, et dans cette démarche d’aller vers, il y a toute la dimension de la prévention des ruptures de droits, des situations qui vont faire que, si on est dans une situation qu’on voit arriver et que la personne ne transmet pas une information ou un document à telle date, la personne va perdre ses droits et ça va mettre un peu de temps pour les rétablir, et si on peut prendre le contact en avance vis-à-vis de la personne et de l’aider dans ses démarches avant la rupture des droits, ça nous évite une situation de laisser deux ou trois mois de grande fragilité et c’est aussi ça, l’aller vers. C’est une approche très large sur ces sujets, qui doit s’appuyer sur des projets très significatifs et qui modifient quand même la façon dont la société, pour reprendre ce terme très large, s’organise. Les impayés de pension alimentaire, par exemple, c'est 30 % d’impayés permanents ou irréguliers, on sait que ça contribue dans un certain nombre de cas à la pauvreté de familles monoparentales, donc, la médiation doit aussi prévenir la pauvreté et prévenir ces situations, et c’est une forme d’aller vers en évitant des démarches à des personnes et en mettant un service public dans une situation qui peut, dans certains cas, qui peut donner lieu à des conflits, et même des violences, c’est donc une façon de faire évoluer la société par le rôle des services publics aussi.

- Daniel Agacinski : Merci. Prévention, actions de terrain, automatisation du calcul par le versement à la source, on voit que ce sont des actions qui prennent en effet appui sur différents leviers ; sur l’automatisation et le versement à la source, je ne peux m’empêcher d’évoquer notre point d’attention avec un espoir réel dans cette automatisation et la prévention des erreurs, à condition évidemment que, lorsque l’erreur apparaît quand même, parce que le partage automatique des bases de données n’est pas un vaccin contre l’erreur, que la rectification reste à portée de main, d’échange, de parole, mieux que ce qu’on a vu, je dois dire, sur certaines situations liées à la contemporanéisation des APL.

- Nicolas Grivel : C’est ce qui est prévu. C’est le système qui est prévu, que l’allocataire puisse rectifier de lui-même une information et que c’est sa parole qui prime dans le versement tant qu’on n’a pas vérifié la situation.

- A quelle heure doit-on libérer le plateau pour la conclusion ? Moins vingt…

- Clara Deville : Sur le projet d’automatisation, et ce n’est pas parce qu’on travaille avec des données que c’est exact et que ça marche bien, mais effectivement, il y a le risque que ce soit pour les situations les plus instables que ça marche le moins bien, c’est-à-dire pour les personnes qui font de l’intérim, qui bossent, qui arrêtent, qui déménagent… La vie en bas de l’échelle sociale, quoi. Que ce soit le plus compliqué pour des process industriels d’être juste. Et donc, c’est aussi à ces personnes-là qu’on demandera du travail de vérification. Et même si c’est un progrès pour l’accès aux droits, c’est sûr, il y a toujours ce truc-là que ceux qui sont un peu à la traîne, ce sont ceux qui ont aussi le moins de capacité de se défendre, donc, juste avoir ça en tête, et penser aux moyens d’accompagner ou de faire ça.

- Nicolas Grivel : Très bien. Je partage. Je ne sais pas si je vous rassure en disant que c’est déjà pour ces personnes que ça marche le moins bien aujourd’hui, c’est celles qui ont le plus de mal aujourd’hui à nous donner les informations, reconnecter les choses, savoir comment on complète des revenus de salarié, d’indépendant, de chômeur, donc, je pense qu’on va déjà faire beaucoup de progrès sur ces situations, on aura des informations sur les ressources dont on ne dispose pas aujourd’hui, dont les personnes ne disposent pas et dont elles ne peuvent pas bien nous répondre sur ces questions, donc, on va déjà faire beaucoup de bien là-dessus, mais pour autant, ce sont effectivement les situations qui peuvent se poser. Donc, ça va supposer de donner cette présomption de bonne foi, quelque part, en cas de rectification par les personnes. C’est à nous, après, avec les partenaires, de vérifier et de rétablir si besoin, et pas à l’allocataire. On a une expérimentation à blanc sans changement de calcul des droits sur plusieurs CAF et on compare ce qu’on remonte et ce qu’on nous déclare, on a une conviction désormais chiffrée et étayée qu’on va avoir un système beaucoup moins générateur d’erreurs, mais par contre, le peu qui restera, ce sera d’autant plus dur pour l’allocataire de comprendre parce qu’il n’y sera pour rien. On a donc une responsabilité d’autant plus forte du système de dire : pour le peu qui reste, il faut qu’on le régule et que la charge de la preuve ne repose pas sur l’allocataire. Ces situations sont aujourd’hui les plus problématiques parce que les gens qui ont des revenus stables et ceux qui n’ont pas de revenu du tout, ce sont les situations les plus simples qu’on a aujourd’hui.

- Un dernier mot d’Audrey pas de Daniel.

- Audrey Molle : Pour le RSA, on nous convoque pour nous dire de travailler, mais ce n’est pas qu’on ne veut pas travailler, c’est quand notre situation est compliquée derrière, quand on a plein d’enfants, on ne le regarde pas. On nous dit de travailler, mais on va placer nos enfants derrière parce qu’on va dire qu’on ne sait pas s’en occuper. Donc, qu’on arrive déjà à nous comprendre, à nous écouter, et après, je voulais juste porter une parole par rapport à l’association ATD-Quart Monde, où j’ai fait l’université populaire, c’est comme ça que je suis arrivée à m’exprimer aujourd’hui, et j’en suis fière, malgré mes difficultés parce que j’ai le trac ! On a travaillé avec l’AMO sur le projet de l’accueil… Pardon… Le livret d’accueil. Excusez-moi.
On a travaillé tous ensemble, on leur a dit qu’il ne fallait pas parler devant nos enfants sur les sujets de la pauvreté. On a essayé de se comprendre, on les a écoutés, et on a entendu qu’ils avaient 28 enfants, ça nous a inquiétés et on a demandé au Défenseur des Droits : comment ils peuvent travailler avec 28 enfants et s’occuper de beaucoup de cas de problèmes de famille ?
C’est pas possible.

- Daniel Agacinski : C’est effectivement la capacité des personnes qui accompagnent à avoir le temps pour chacun, ça fait partie des points de préoccupation qu’on a aussi.

- Daniel Goldberg : Pourquoi vous n’essayez pas de travailler avec nous, avec l’association, comme ça, on arrive à se comprendre, à faire des choses ? Il faut trouver des solutions.

- Juste vous dire qu’on est tout à fait prêt à travailler, on travaille avec beaucoup d’associations, certaines sont dans la salle, après, on a des panels et des usagers qui sont aussi dans l’expérimentation, qui nous ont aidés à infléchir, y compris la conduite de la réforme de la solidarité à la source, on avait un système initial qui nous aurait conduit à avoir des déclarations préremplies sur deux mois, et à demander à l’allocataire de remplir le troisième mois, on a changé la période de calcul en s’appuyant sur la parole des usagers, donc je suis très preneur de ce genre d’approches, qu’on essaie de généraliser de notre côté.

- On voit ce que ça peut apporter.

- Deux points rapides que je voulais évoquer avant la fin de cette table ronde, les questions de silos administratifs et territoriaux, parce que pour répondre aux vulnérabilités, évidemment, ces questions se posent, c’est très bien qu’il y ait 101 départements en France, mais quand une association agit sur deux départements, ou à la frontière d’un département, ça pose des problèmes d’une complexité absolue quand cela dépend de deux politiques sociales différentes, c’est aussi le cas de silos administratifs entre l’Etat et les départements. On parlait du Grand Age par exemple, on voit bien tous les débats qu’il y a aujourd’hui de ce point de vue-là. Donc si on veut améliorer l’efficacité de l’accompagnement social, cette question de silos administratifs et territoriaux sont premières. La deuxième, c’est que je ne peux pas m’empêcher de parler, au moment de parler de prestations sociales, de parler de leur niveau, et de se dire qu’évidemment, depuis la création du RMI, le pouvoir solvabilisateur des minima sociaux a beaucoup diminué en plusieurs dizaines d’années, et cela participe, même pour les personnes qui en bénéficient et qui font valoir leurs droits, à une forme de précarisation, et puisque je représente aussi le collectif Alerte à cette table ronde, c’est bien sûr quelque chose que nous défendons.
Ce qui me fait dire aussi que la question du mécanisme de revalorisation des minima sociaux est de notre point de vue aussi à revoir, car chaque 1er avril, on regarde l’augmentation du coût de la vie sur des indicateurs, que je souhaiterais pouvoir examiner de près par ailleurs, sur le coût de la vie et les dépenses considérées, mais en tout cas, on regarde les douze mois passés, ce qui fait que les personnes, si, comme c’est le cas aujourd’hui, on est dans une période d’inflation, même avec une pente qui diminue, ne verront une revalorisation qu’au 1er avril 2024. D’ailleurs ce gouvernement avait décidé en juillet 2022 d’avancer la revalorisation qui aurait dû avoir lieu seulement en avril 2023, et on avait approuvé cette démarche. Mais, aujourd’hui, alors qu’on est toujours dans une augmentation d’un certain nombre de coûts, on est exactement dans la même situation, et si par malheur cette augmentation des prix de l’alimentation, de l’énergie, etc., devait continuer à augmenter, ces personnes bénéficiant des prestations sociales devront attendre encore un an, c’est ne pas bénéficier d’une valorisation à la hauteur de l’augmentation de ces coûts. C’est pour ça qu’on a aujourd’hui quantité de prévisions publique de cette augmentation des coûts qui pourrait se faire sur douze mois, et qu’on soit plutôt dans une forme d’anticipation ou de correction à l’arrivée, plutôt qu’a posteriori.

- Merci beaucoup. On a 9 minutes encore avant de rendre, donc trois questions flash avec des réponses flash.
J’en vois quatre, et après… Je vous écoute.

- Ce ne sont pas exactement des questions, je ne sais pas si ça ira plus vite, mais on nous dit : je représente la confédération syndicale CGT, membre suppléante au CNLE, et je suis assistante sociale dans une CAF depuis plus de trente ans. Evidemment, aujourd’hui, mon interlocuteur, c’est M. Grivel, mais je sais que ce n’est pas le responsable de tout ce qui se passe en CAF, il est arrivé récemment à ce poste, je voulais glisser aussi que la CGT porte également la revendication du 100% sécu, et notamment ma fédération, celle des organismes sociaux. Voilà.
Je voulais dire quand même que depuis de nombreuses années, il y a eu une politique de lutte contre la fraude qui s’est fortement développée à l’intérieur des CAF, et avec cet esprit que, du coup, les demandeurs de prestations sociales entre autres sur le RSA particulièrement, moins sur l’AAH, étaient des potentiels fraudeurs quand même. Alors, ça a été un peu du formatage qui nous a été amené, ce qui fait que, du coup, ce qui se disait tout à l’heure sur les erreurs, je vous rejoins, Madame, moi aussi, j’ai vu des retenues sur des trop-perçus qui se font avant le délai légal des deux mois, normalement, et très vite, on considère que les gens qui ont fait des erreurs sur leurs déclarations de ressources, qui sont souvent dans des parcours de vie chaotique, parce que c’est quand même le cas quand on est en situation de précarité, il y a une potentielle fraude derrière. Et malgré tout, les personnels, pas tous, forcément, mais pour certains d’entre eux, sont dans cet état d’esprit. Donc ça rend les choses difficiles sur l’accueil, sur la façon de se parler, sur la façon de se comprendre. D’autre part, on voit quand même ces dernières années une montée des incivilités dans nos accueils, malgré les accueils sur rendez-vous, etc., parce qu’il règne dans notre institution une violence institutionnelle, qui est exercée à l’encontre des allocataires, particulièrement des femmes, qui sont quand même un grand pourcentage des personnes que l’on reçoit, parce que ce sont souvent les femmes qui sont chargées de faire les démarches, d’autant plus quand elles sont famille monoparentale, mais aussi dans les couples, et, ça, ça entraîne effectivement des incivilités, parce que quand vous avez quelqu’un qui vient à l’accueil trois ou quatre fois de suite et qu’on dit à chaque fois tous les jours, ou régulièrement, que son dossier est en cours de traitement et qu’il n’en voit jamais le bout, ou qu’il a fourni des pièces, mais qu’il faut remonter trois pages en arrière dans son dossier et que les agents, ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est qu’ils n’ont pas le temps… Je vais essayer de faire rapide, mais je suis désolée, j’ai beaucoup de choses à dire sur le sujet, il faut quand même savoir que les agents à l’accueil, en moyenne, ils ont 15 minutes pour recevoir les gens. Comment voulez-vous faire le tour d’une situation et la gérer de façon globale ? Ils ont des statistiques à rendre sur le nombre de dossiers qu’ils doivent faire, car on est soumis à des objectifs de gestion, s’il y avait le temps d’étudier les dossiers, il n’y aurait peut-être pas besoin d’une stratégie d’aller vers, parce que ça fait belle lurette que ça aurait dû être mis en place, on prendrait peut-être le temps d’aller regarder l’ensemble du dossier si les agents n’étaient pas soumis à… Du style : il faut faire aujourd’hui 180 pièces dans la journée, sinon, vous ne remplirez pas vos statistiques… On a quand même perdu un certain nombre de postes dans les CAF ces dernières années, d’où aussi l’automatisation et la dématérialisation, ce n’est pas uniquement pour rendre service aux allocataires, c'est aussi parce qu’on a moins d’effectifs pour traiter les dossiers. Et juste le dernier point, c’est que la réforme des aides au logement, du calcul des aides au logement qui devait être super intéressant a fait 1 million de perdants dans les allocataires d’aides au logement, et nous a mis dans une panade noire depuis 2021, qui fait que dans les grosses CAF, on a entre deux et trois mois de retard sur le traitement des dossiers, entre autres les aides au logement.

- Merci. Je veux bien que les prochaines interventions soient plus courtes si on veut pouvoir mener la discussion à son terme et laisser la salle à temps.
Madame ?

- Je suis du CIREC, nous sommes plusieurs membres du CIREC ici, on tenait à rappeler comme on l’a dit ce matin que nous sommes un groupement de chercheurs, et que les personnes, ce que je n’ai peut-être pas précisé ce matin, c’est que les personnes qui figurent dans ces documents sont des personnes que nous avons nous-mêmes rencontrées au cours de nos recherches, dont nous avons suivi la situation au long cours, et nous pouvons donc attester de ce qui a été dit dans le document sonore. Et j’ajoute que la personne a souhaité l’anonymat, toutefois, elle avait envisagé de venir aujourd’hui, et j’avoue que je suis assez contente qu’elle n’ait pas pu venir pour s’entendre une fois de plus mise en doute, quand bien même la justice lui a donné raison. Donc les gens qui veulent s’exprimer s’exposent quand même à des réactions parfois hostiles qui peuvent aussi expliquer qu’ils gardent l’anonymat. Merci.

- On a en effet proposé à la personne, au-delà du fait de venir, d’ouvrir le dossier au regard de nos missions de l’accès aux droits et de voir ce qui est possible à faire sans que ce soit une remise en cause de ce qui est dit par la personne.

- Bonjour, je suis au Collectif national pour les droits des femmes. Je voudrais plus poser une question de fond, mais ce n’est sûrement pas aujourd’hui qu’on va trouver la réponse, mais en tout cas, il me semble que c’est sur la notion même de droits sociaux et de la conception du système de protection sociale, il y a aujourd’hui vraiment une dégradation qui est massive. Pourquoi, depuis trente ans, on a ce développement de la problématique des droits sociaux, enfin, alors que, en fait, on a un déplacement de la protection sociale vers les droits sociaux, l’aide fiscale, les droits fiscalisés, alors que, actuellement, on a des restrictions à nouveau massives sur les budgets de l’Unedic qui sont prévues dans les documents de cadrage, on sait où ça va aller, pourquoi accélérer dans cette direction ? Alors qu’on sait que le fonctionnement de France Travail va accaparer une part du budget de l’assurance chômage qui est là pour indemniser les chômeurs, alors que les réformes vont dans le sens de baisser les allocations, notamment pour les demandeurs en emploi discontinu, et aussi les femmes, dont les allocations sont maintenant très basses et en dessous des minimas sociaux, donc, est-ce qu’un vrai système d’assurance chômage et de protection sociale ne devrait pas être conçu de façon plus solidaire et en restant sur le système des cotisations ? Et géré avec les représentations des salariés. Avec ce problème global de budget qui doit y être consacré.

- Daniel Agacinski : Une question en lien avec ce qui a été évoqué au chapitre précédent.

- Nicolas Grivel : Très rapidement, sans polémique aucune, je crois que vous avez pressurisé la personne de la CGT qui n’a pas eu le temps de dire qu’il est prévu que les CAF créent des emplois dans les années qui viennent, ça me permettait de compléter votre intervention, sur un certain nombre de points, je partage sur ce qui a été dit, mais dans ce contexte-là, il y a aussi la prise en compte des difficultés à la fois des salariés et des allocataires des caisses dans ce contexte. Merci d’avoir pris la parole sur la situation individuelle, je ne mets pas en doute l’existence de la personne et sa situation, en plus, elle a l’air sympa et son propos est très clair, mais on n’a pas eu la possibilité de travailler sur cette situation, parce qu’on ne la connaît pas, et je veux clarifier que ce n’est pas possible que, pour 50 euros reçus par chèque, il y ait eu une pénalité. Si ça a été fait, c’est normal que ce soit rectifié. Mais c’est pour qu’il n’y ait pas de perception sur cette situation… Peut-être que la situation est plus compliquée que ça, mais je n’en sais rien et je suis prêt à regarder sans stigmatisation et en toute honnêteté la situation de la personne. Merci pour l’accompagnement que vous avez réalisé, je ne mets pas du tout en doute votre travail et la parole de cette personne, c’était pour indiquer le questionnement que j’avais sur comment avancer sur cette situation.

- Je vous remercie tous les quatre, je remercie l’ensemble des participants et je passe la parole à Claire Hédon, Défenseure des droits, pour la conclusion.

- Claire Hédon : Merci d’être encore aussi nombreux à cette heure-là. Merci à tous pour la qualité de cette journée, la qualité de vos interventions, la qualité aussi des interventions dans le public. Un petit mot, merci aussi à celles et ceux qui l’ont organisée, je pense à plusieurs directions chez nous, celle de la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits, la communication, mais en fait, il y a beaucoup de directions qui ont travaillé sur cette journée et je les en remercie beaucoup. Merci aussi aux personnes qui sont intervenues, à la fois chercheurs, associations, les grandes institutions publiques. Je vous remercie beaucoup d’avoir été là. Je pense évidemment à Nicolas Grivel, à Thomas Fatôme et à Sylvain Mathieu, parce que c’était important qu’on puisse avoir un échange avec vous, cette journée n’avait de sens, entre chercheurs, associations, personnes concernées, que si on peut échanger avec l’administration sur tous ces sujets-là. Et je vous remercie parce que vous avez aussi pris des engagements et vous pouvez compter sur nous pour regarder de près l’effectivité de ces engagements. Je crois qu’on ressort avec la conviction qu’on est tous d’accord sur le fait que la précarité est une question de droit, mais surtout que la précarité, en fait, nous montre le chemin à parcourir pour rendre ces droits effectifs. Et ça dit clairement qu’évaluer le respect des droits à partir de ceux qui en sont le plus éloigné, c’est le curseur le plus intéressant pour être sûr que ces droits toucheront tout le monde. Nous avons fait le constat renouvelé des obstacles opposés aux personnes les plus pauvres pour accéder aux droits, et que la pauvreté prive du pouvoir d’agir. Alors que de nombreux droits trouvent leur justification dans la lutte contre la pauvreté, ce qui nous frappe, c’est qu’ils sont rendus difficilement accessibles pour les personnes auxquelles ils sont destinés. Nous avons aussi entendu que la pauvreté est source de discrimination, que tout se passe comme si elle entraînait dans le regard d’autrui une déconsidération, une infériorité et une culpabilisation. Nous percevons que le respect des droits est un rempart contre la pauvreté, une réponse à la précarité et sont la clé pour répondre aux situations multiples qui se cachent derrière le mot de précarité. Mais ces droits, on en a tout à fait conscience, sont fragilisés, menacés, et réduits parfois à un corollaire des devoirs. La charité au lieu des droits semble reprendre toute sa place et, avec elle, son lot de déconsidérations. On ne construit pas assez de logements sociaux et on augmente le nombre de places d’hébergement mais en nombre insuffisant. Le délégué à l’hébergement partage le même constat. On ferme des guichets de services publics et on recourt à des emplois précaires pour aider des personnes précaires à effectuer leurs démarches. On prend en charge la précarité par la précarité. On ne revalorise pas les minimas sociaux mais on subventionne des distributions alimentaires, d’ailleurs aussi pas suffisamment. On distribue des chèques ponctuels pour l’énergie, pour le carburant, peut-être demain pour l’alimentation. Mais qui maintiennent leurs bénéficiaires dans une forme de dépendance et de fait, aussi, d’insécurité. Cette bascule pour moi des droits vers la charité n’est pas du tout inéluctable. C’est un combat pour les droits, pour les services publics que nous avons à mener, alors que près de 10 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté en France, dont 3 millions d’enfants. Je voudrais m’arrêter sur trois points : la nécessité de rétablir la relation entre droits et devoirs, et je le dis d’emblée : les droits précèdent les devoirs. Deuxième point : le rôle central des services publics pour concrétiser les droits. On l’a vu tout au long de cette journée et particulièrement de cet après-midi. Sur la question des droits et devoirs, une relation à rétablir. Je voudrais insister sur le fait que certains d’entre vous nous ont vraiment expliqué les obstacles qu’ils rencontrent sur le chemin des droits, la stigmatisation, la suspicion à laquelle vous êtes exposés, l’humiliation que vous ressentez, la honte, la peur. Ces obstacles, nous les constatons au Défenseur des Droits, les chercheurs, les associations l’ont également confirmé, et je suis persuadée que les administrations en ont également conscience. Il est fréquent, particulièrement en ce moment, de présenter les devoirs comme primant sur les droits, les droits finalement un peu comme une récompense pour ceux qui le méritent, parce qu’ils ont accompli leurs devoirs.
Or, la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen fixe l’ordre des choses. Elle définit des droits imprescriptibles. Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les devoirs existent, bien sûr, et s’imposent d’ailleurs à l’ensemble du corps social. Chacun ne doit faire que ce qui ne nuit pas à autrui et doit respecter la loi commune, mais ces devoirs n’existent que parce qu’il y a d’abord des droits au fondement de notre contrat social. Nous retrouvons cette primauté avec les ordonnances de sécurité sociale en octobre 45 et la constitution de 46, en particulier son préambule qui réorganise la société autour d’assurances sociales, du droit au travail et à une vie décente. Plusieurs associations représentées aujourd’hui sont le fruit de cette affirmation. Notre Constitution prévoit ainsi un principe essentiel : l’Etat a l’obligation de garantir à tous des moyens convenables d’existence. Toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour vivre dignement a droit à l’aide sociale.
Ce droit, ce n’est pas un acte de charité ou la reconnaissance de mérites individuels, c’est la conséquence nécessaire du devoir de solidarité qui pèse sur l’ensemble de la nation.
Nous n’avons pas à nous conformer au modèle de l’usager idéal, à adopter un mode de vie conforme aux attentes de la majorité pour bénéficier des droits pour vivre dignement. Ceux-ci doivent être inconditionnels et ils ont été conçus et énumérés comme tels. Ces droits fondamentaux à valeur constitutionnelle sont, de fait, abstraits, et peuvent être fragilisés. Soixante-quinze ans après la consécration de ce principe, je crains un point de bascule. Nous l’avons vu aujourd’hui à travers des situations concrètes. Méfions-nous de certains mots qui peuvent évoquer de belles idées mais qu’on met parfois au service des attentes aux droits et libertés. Le projet de loi sur le plein emploi qui conditionne le versement du RSA concentre tous ces aspects, un discours, visant, dit-on, à « remobiliser » les personnes qui le perçoivent, une sanction nommée « suspension-remobilisation ». Ces termes sont à la fois une atteinte symbolique et une dérive sémantique et ils s’inscrivent dans une longue histoire de culpabilisation des plus pauvres, un discours qui est d’ailleurs fondé largement sur des fantasmes sur les personnes qui touchent le RSA, et la prix Nobel de la paix Esther Duflo nous dit que donner de l’argent aux personnes concernées est la meilleure manière de lutter contre la pauvreté.
Je ne suis pas convaincue du terme de non-recours, mais l’obstacle au recours, c’est une incitation à prendre des emplois très précaires qui ne permettent pas l’accès à un emploi de qualité. C’est sans doute ce qu’il y a derrière le mot « remobilisation », mais faute de moyens renforcés pour accompagner les personnes, elle risque de n’avoir rien à voir avec l’insertion promise, et la menace est de supprimer un revenu d’assistance, couvrant en fait le minimum avec lequel il est possible de vivre et ce qui est en passe d’être conditionné strictement, c’est un minimum pour vivre. Et d’ailleurs, puis-je me permettre : quelle sanction pour l’Etat qui n’assure pas l’accompagnement ?
Nous retrouverons ce glissement et nous le retrouvons aussi avec le projet de loi immigration, il s’inscrit dans la continuité d’une trentaine de réformes législatives sur le sujet depuis les années 70. Ces multiples changements de lois privent les personnes de stabilité administrative alors qu’il s’agit pourtant de la condition première de leur intégration. Et je peux tout de suite vous dire qu’il ne répond pas au problème principal que nous observons en ce moment qui est le renouvellement des cartes de séjour. Le projet de loi tel qu’adopté par le Sénat prévoit de supprimer l’aide médicale d’Etat pour la remplacer par une aide médicale d’urgence, soumise à un droit de timbre, réduite à la prise en charge des situations les plus graves. Il s’agirait ainsi d’une réduction drastique des soins pris en charge par l’Etat pour les étrangers en situation irrégulière avec pour conséquence d’aggraver la situation de personnes déjà très précaires. Cela fait peser une menace sur le droit à la vie, à la protection de la santé, à la dignité des étrangers en situation irrégulière. C’est contraire aux exigences de santé publique également, comme l’a démontré la période Covid. Tout ceci est fondé sur une fiction selon laquelle respecter les droits fondamentaux des personnes créerait un appel d’air alors que les études montrent l’ampleur du non-recours sur l’AME et les droits sociaux. Nous regrettons le lien véhiculé dans les discours entre accès aux soins et maîtrise des flux migratoires, confortant l’idée fausse selon laquelle la générosité de l’AME conduirait à renforcer les flux migratoires illégaux. La vigilance sur l’effectivité des droits est notre affaire à tous. Les attentes qui touchent les personnes les plus vulnérables risquent de s’étendre au-delà d’eux seuls et minent de l’intérieur notre cohésion sociale. Il y a quelques années, seules les plus personnes les plus exclues avaient du mal à avoir accès à un médecin, c’est le cas maintenant d’un grand nombre de personnes.
Cela nous concerne tous et je reprendrai les mots de Michel Serre : nous n’avons jamais vécu en démocratie dès que lors nous laissons vivre à côté de nous des hommes détruits par la plus grande pauvreté. Et la clé se trouve dans les services publics qui sont au service du public et de ces droits, et c’est mon deuxième point, leur place centrale.
Rendre accessibles les droits, les rendre effectifs, c’est rendre accessibles les services publics, et notre système de redistribution et nos services publics ont permis, pendant des décennies, de réduire les inégalités et la pauvreté, et d’ailleurs ce bien davantage que dans d’autres pays occidentaux, mais tout le monde en constate un éloignement, le Conseil d’Etat parle même de fossé dans sa dernière étude sur le dernier kilomètre des politiques publiques. Ça se traduit par une dégradation des relations avec les usagers, le silence, l’absence de réponse des administrations qui entraînent la résignation, le non-recours et la perte de droits pour les usagers. Je précise toujours en disant cela que je ne mets pas en cause les agents publics mais, bien au contraire, le manque d’agents public, leur effacement du fait notamment d’une dématérialisation excessive. Et je continue à dire que la dématérialisation est une chance, mais tout dépend ce qu’on prévoit comme accueil derrière. La relation avec les services publics, c’est notre quotidien à tous, et des difficultés dans cette relation peuvent nous concerner tous à tout moment, que ce soit avec l’école, la CAF, les impôts, l’assurance maladie, Pôle Emploi, sa commune, nous pouvons toutes et tous nous retrouver à différents moments de notre vie dans une situation d’incompréhension avec l’administration. Mais les conséquences sont nettement plus redoutables pour les personnes les plus vulnérables parce que ça se traduit de façon très concrète par des ruptures de droits sociaux. Que l’on passe par le numérique ou les formulaires papier, les droits ne peuvent être garantis que s’il y a des personnes pour répondre aux questions, rassurer, prendre en charge les situations particulières parfois complexes. Pour remplir leur rôle, les services publics doivent disposer des moyens nécessaires et aussi se prémunir contre des tendances désormais connues qui risquent de perpétuer la pauvreté. Par exemple, avec la remise en cause de la parole des personnes les plus précaires en raison d’un capital symbolique négatif. Il y a une forme finalement de défiance réciproque, cette forme de défiance qui est le fait des institutions envers les personnes précaires et qui crée en retour une défiance des personnes précaires vers les institutions.
Un autre risque, c’est la tendance à appliquer les règles avec plus de rigueur, davantage de contrôles lorsqu’il s’agit des usagers en situation de grande pauvreté.
Une rigueur qui est renforcée par la complexité des dispositifs dans lesquels on est pris lorsqu’on est dans ces situations. Car, si le service public est la solution, son absence ou en tout cas ses défaillances peuvent engendrer ou aggraver des vulnérabilités, et finalement opposer des obstacles à ceux qu’il est censé servir. Je pense notamment à la lutte contre la fraude. Je suis d’accord, elle est pleinement légitime, mais elle est aussi susceptible de participer de la rupture avec le service public lorsqu’elle dépasse l’objectif initial et qu’elle devient un contrôle social. J’ai en tête la situation d’une femme qui a été accusée à tort de fraude pour avoir omis de déclarer à la CAF les revenus de sa fille pour quelques gardes d’enfants mais qu’elle avait déclarée aux impôts, c’était une erreur, mais ça avait été considéré comme une fraude, et grâce à une de nos délégués, ça a été considéré comme une erreur et les pénalités ont été supprimées. Je pense à la situation d’une femme vivant seule avec ses enfants contrôlées trois fois en dix-huit mois. Je pense à ces contrôles qui vont jusqu’à compter le nombre de brosses à dents dans la salle de bain. C’est aussi la complexité des démarches sans pouvoir s’adresser à une personne qui entend, adapte les dispositifs et apporte une réponse. Cet éloignement conduit au non-recours qui est un véritable déni de droit. Le service public doit toujours conserver son rôle de soutien, de service au public, veiller à ne pas générer par une action détournée de ses objectifs initiaux de la précarité.
Le respect des droits n’est pas inaccessible. Nous disposons d’administrations, de cadres juridiques qui doivent être respectés et renforcés. Nous l’avons vu aujourd’hui, et là-dessus, le Défenseur des Droits formule des recommandations concrètes sur ce sujet depuis sa création. Les droits sont notre assise, notre repère, notre but et leur effectivité est une exigence incontournable. Je voudrais revenir rapidement sur les trois tables rondes de la journée. Sur le logement, il est établi par l’ensemble des acteurs et par le Défenseur des Droits qu’il faut construire plus de logements sociaux et très sociaux particulièrement pour parvenir à garantir à tous un logement décent, mais cette construction est, depuis des années, très insuffisante, et les objectifs que s’est fixés le gouvernement ne sont pas remplis et le système d’attribution de ces logements est défavorable aux ménages les plus pauvres, c’est ce qu’a démontré l’étude de l’OFCE que nous avons financées. Les systèmes de cotation aussi pour plus de mixité sociale peuvent conduire à la situation où les personnes les plus pauvres ont moins accès au parc social. Pour prévenir ces difficultés, il semble nécessaire de revoir les systèmes d’attribution, et d’ailleurs, sur ce plan, la loi ELAN a constitué un progrès en rendant obligatoire la mise en œuvre d’un système de cotation des logements sociaux dans de nombreuses intercommunalités. Ce système d’aide à la décision consiste à définir une série de critères d’appréciation de la demande avec une pondération pour chaque demande.
Il est un progrès évident en ce qu’il favorise la transparence des décisions, mais il peut aussi avoir des effets délétères sur l’accès des ménages les plus pauvres au parc social si les critères ne sont pas correctement conçus. Le Défenseur des Droits sera donc extrêmement vigilant sur la généralisation de ces systèmes.
Et, en outre, je pense que, sans attendre la construction suffisante de logements sociaux, une priorité absolue doit être accordée aux bénéficiaires du droit au logement opposable, leur impossibilité d’accès à un logement social constitue, en tant que telle, une violation du droit de bénéficier de moyens convenables d’existence. Sur les questions de la santé, nous avons vu les difficultés d’accès aux soins, les coûts, les discriminations, on a aussi vu l’engagement de la CNAM pour aller vers les personnes. On a aussi entendu parler de solutions avec la grande Sécu pour ne laisser personne de côté. Sur les droits sociaux, les constats sur le non-recours sont connus. Les moyens d’y remédier sont sur la table. Oui, l’automatisation doit aider à identifier les ménages éligibles aux prestations sociales. Oui, elle doit permettre de réduire les erreurs, de diminuer la charge qui incombe sur les bénéficiaires pour effectuer les demandes et remplir des formulaires. Mais il faut aussi renforcer considérablement l’accompagnement humain qui permet aux personnes d’accéder aux prestations et de prendre en charge les changements de situation afin d’éviter les ruptures de droits. Enfin, on ne renforcera l’accès effectif aux prestations sociales que si les dispositifs eux-mêmes et les discours qui les accompagnent les reconnaissent vraiment comme des droits et pas comme une charité conditionnée. Je pense que j’ai besoin de boire ! Il y en a là, c’est bon…
Vous voyez, je m’étrangle au moment de « ils les reconnaissent vraiment comme des droits et pas une charité conditionnée… » nous avons aujourd’hui contribué à la connaissance en publiant des études et en nous réunissant. Nous avons affirmé et démontré que le droit à la protection sociale au sens large n’est ni une faveur, ni un acte de charité. C’est un droit pour tous, un enjeu majeur pour notre République qui refuse le déterminisme social. C’est un élément essentiel de cohésion sociale.
Et, en disant cela, je pense notamment aux enfants, à leurs droits qui ont irrigué finalement chacune des tables rondes, car un enfant pauvre, un enfant dont la famille est en situation de précarité, est souvent un enfant dont les droits ne sont pas respectés.
Appartenant à une famille pauvre, il subit les mécanismes d’exclusion dont nous avons parlé et ça se répercute sur son parcours de vie, sur sa réussite scolaire, et après, évidemment, sur les difficultés à trouver un emploi. Pour terminer, l’institution du Défenseur des Droits est mobilisée, nous avons créé le comité d’entente précarité avec des associations dont nombreuses sont présentes ici. Les permanences de nos délégués dans le « aller vers » aussi sont en train d’évoluer et ont déjà évolué. Nous avons fait un travail de clarification de notre langage, parce qu’on dit souvent que les administrations ne sont pas toujours très compréhensibles, on se dit qu’on peut se l’appliquer à nous-mêmes et qu’on a quelques progrès à faire et le travail a largement démarré. Nous mobilisons aussi nos pôles d’instruction et nous organisons en interne afin de mieux répondre aux réclamations que nous recevons de personnes en situation de précarité, dont on voit bien le besoin qu’il y a à ce qu’elles soient accompagnées d’ailleurs par des associations parce que, d’abord, elles ne nous connaissent pas forcément, et peuvent avoir quelques craintes. Nous avons fait aussi un travail à destination des gens du voyage en faisant des fiches pour leur expliquer quand est-ce qu’ils peuvent nous saisir, aussi à destination de nos délégués sur un certain nombre de questions et on peut le faire plus largement pour différents publics. L’application du droit, des droits fondamentaux, offre un levier, le respect et la condition de la sortie de la pauvreté, de la possibilité d’agir, de vivre. Nous avons identifié pendant la journée des bonnes pratiques à étendre, des recommandations à mettre en œuvre sur l’effectivité des droits. La protection sociale est fondée sur les droits et il y a urgence de les renforcer, de les réaffirmer, de les rendre effectifs pour tous, car nous sommes bien d’accord que les droits sont pour tous et se retrouvent parfois soumis à de l’arbitraire.
Vous le savez, en France, un territoire subit une crise humanitaire majeure en ce moment, je pense à Mayotte et j’ai décidé de m’y rendre à la fin du mois car j’ai la conviction que mon institution doit veiller à la défense des droits, partout, pour tous et y compris dans des situations si rudes. Ces difficultés d’accès aux droits, ce qu’on observe aussi, c’est qu’elles sont encore plus aiguës dans les territoires d’Outre-mer et je pense au travail qu’on a pu faire aussi aux Antilles et en Guyane. L’effectivité des droits passe par le rétablissement de la relation entre droits et devoirs et également par des services publics qui se rendent plus accessibles encore. Il est nécessaire de lever les obstacles administratifs ou la crainte de l’humiliation pour les personnes concernées, pour que le devoir de solidarité de l’Etat, corollaire du droit à la protection sociale soit réellement appliqué. Pour que chacun se sente pleinement sujet de droit, se sente légitime à les faire valoir et à les revendiquer, et non pas à culpabiliser de quémander une forme de charité, cela suppose de reconnaître le caractère opposable à ces différents droits, que la puissance publique s’oblige par elle-même à les rendre effectifs. Tel est le chemin qu’il nous semble nécessaire de prendre, nécessité d’autant plus grande que nous allons faire face à une crise climatique dont l’impact sera plus difficile pour les personnes en situation de précarité, comme nous l’observons déjà sur certains territoires. Je vous remercie et je vous dis bien sûr à bientôt car nous poursuivons tout ce travail.

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